Interview de Mia Hansen-Løve

Onirik : Comment l’idée du film Maya a t-elle émergée ?

Mia Hansen-Løve : Plusieurs choses se rejoignent et finissent par former une histoire. J’étais hantée par l’Inde et j’avais besoin d’y retourner. Et puis il y avait cette figure de reporter de guerre que j’avais en moi depuis longtemps. Je ne cherchais pas à en faire quelque chose particulièrement, mais c’était là et a sûrement été « réactivé » par les diverses libérations d’otages qui se sont produites, notamment au début de la guerre en Syrie. Ces figures m’ont beaucoup émues avec leur silence, leur réserve. Et il y avait Roman Kolinka, cet acteur avec qui j’avais déjà tourné deux fois dans Eden et dans L’Avenir. Il y interprétait des rôles plus petits. J’avais envie de le voir porter un rôle principal et à un moment donné tout cela a fait corps.

Maya est un film qui se trouve complètement dans la continuité de mes films précédents puisque c’est un film qui parle de thèmes comme la vocation et la résilience. C’est aussi l’occasion d’un retour au corps, à une forme de cette sensualité, après L’Avenir où on voyait une femme renoncer à cette partie de la vie amoureuse et trouver une forme d’épanouissement dans l’intellectuel, le spirituel. Je m’identifie beaucoup à ces personnages. Après L’Avenir, j’ai ressenti l’envie de revenir à ça. Je suis allé régulièrement à Goa. Cela a été le lieu de cette sensualité (toujours mêlée à une forme de spiritualité). J’ai aussi rencontré là-bas des gens qui venaient s’échouer, qui venaient se perdre.

Beaucoup de mon ambition s’est concentrée sur le désir de filmer l’Inde telle que je la voyais, de ne pas vider les rues pour les remplir de figurants qu’on aurait imposé. Il y a toute une culture du cinéma en Inde qui est très différente de la nôtre. Si on pose une caméra en Inde, très vite on se retrouve avec beaucoup de gens autour de vous et cela peut devenir impossible de filmer. C’était vraiment un challenge pour nous de filmer ce que certains pourraient qualifier de documentaire pour y intégrer de la fiction, de parvenir à filmer la poésie telle que je l’ai ressenti en Inde. Celle de Goa est très particulière.

Onirik : L’atmosphère de l’Inde n’a rien à voir visuellement avec celle de la France que l’on découvre au début du film.

Mia Hansen-Løve : Je crois qu’il y a toujours dans mes films des virages brutaux. La narration chez moi prend souvent cette forme-là avec des ruptures, parfois des vies qui changent brutalement. La question qui se pose à chaque fois, c’est : comment cette fois-ci vais-je raconter cette rupture ? Comment la réinventer ? Comment reformuler sans que cela soit toujours la même chose ? On change toujours, même si les thèmes se suivent et cela se manifeste dans le langage cinématographique. La manière dont je raconte le passage du temps et des ellipses a changé au cours de mes films.

Par exemple, lorsque je faisais mon premier film Tout est pardonné, cela se passait sur dix ans. Il y avait quelque chose de beaucoup plus brutal avec des cartons, des ellipses, chapitre un, chapitre deux, chapitre trois. Il y avait des trous noirs entre les deux. Il y avait une raideur volontaire.

Maintenant cela se passe par le biais d’un simple raccord, un raccord qui a été trouvé au montage. Au départ, pour l’arrivée en Inde, on voyait Gabriel avec son sac à dos à l’aéroport. On le voyait monter dans un taxi. J’ai eu envie de voir ce qui se passait sans la scène de l’arrivée et j’ai trouvé passionnante la dimension d’intériorité que cela donnait au film : le fait qu’on puisse passer directement d’un plan de Roman dans sa voiture à Paris (on voit bien qu’il est dans ses pensées) avec un plan réaliste et un regard tourné vers l’intérieur. Un raccord contre-champ nous emmène en Inde sans transition, mais en même temps en douceur, parce que la rupture au son n’est pas brutale. C’est subliminal. Le son de l’Inde est déjà présent dans la voiture à Paris. La transition est assez douce. Cela donne pour l’Inde une dimension quasi-onirique.

Quand il rêve de Maya, celle-ci devient presque un fantôme. À la fin, par moment, on ne sait plus s’il a rêvé. Ce raccord – le voyage dans le voyage – a été tourné en super-scène. Il y avait pas d’autre manière de le faire. Cela aurait coûté une fortune en logistique. Je voulais faire ce voyage pour de vrai. Une fois le tournage indien terminé, nous sommes revenus en Inde avec seulement ma chef-opérateur, Roman Kolinka et moi. On avait avec nous deux Indiens de la production.

On a traversé l’Inde de Calcutta jusqu’au fond du Rajastan à la frontière avec le Pakistan. J’ai obtenu de la matière pour une demi-heure de film. Je m’étais autorisé cette chose-là dans le scénario. On allait dans la rue. On trouvait des acteurs sur place. On allait dans des appartements qu’on visitait une demi-heure avant. On improvisait une scène, rien que des scènes du quotidien. J’ai adoré travailler comme ça. J’aimerais faire un film entièrement comme ça. Il y a d’énormes difficultés, mais cela donne un sentiment de liberté incroyable.

Onirik : Comment définir la vie sentimentale de Gabriel ?

Mia Hansen-Løve : Il éprouve beaucoup de résistance et de difficulté dans ses relations amoureuses. Il retrouve son ex-petite amie en France. En Inde avec Maya, il n’aura de cesse de résister à cet amour possible. Cela a quelque chose à voir avec sa vocation de la protéger elle, mais aussi de se protéger lui-même d’une relation amoureuse qui les mettent dans une situation impossible.

Dans mon esprit, il pensait retourner en Inde pour renouer avec son enfance, et donc renouer avec sa mère, même s’il ne le dit jamais, dans une forme de déni par rapport à ça. Il partait voir sa mère et il rencontrait Maya.

Il y a quelque chose de l’ordre de l’ascète chez lui, presque un côté de retraite quand il part là-bas, alors que son collègue renoue très vite avec sa profession, on dirait qu’il est plus dans la vie. C’est aussi quelque chose que j’ai pu observer en soumettant mon scénario à des reporters de guerre, notamment deux qui avaient l’âge du personnage et l’un des deux a été otage. Je voyais la façon dont ils parlaient de leurs relations amoureuses et de la difficulté de se lier, de se construire, de se stabiliser.

Onirik : Il n’y a pas que les problèmes de cœur qui perturbent Gabriel. Un incendie ravage la maison de son enfance.

Mia Hansen-Løve : Quand je parlais d’une dimension onirique, je dirais que l’incendie y participe dans le sens où l’incendie a vraiment lieu. C’est un événement réel du film, mais en même temps, c’est un peu l’inconscient du personnage qui se révèle. Cela lui indique la nécessité pour lui de repartir. Goa le chasse. Goa lui dit : retourne faire ton métier, retourne faire ce que tu dois faire. L’incendie était dans le scénario depuis le début. Mais il n’était pas question de brûler entièrement une vraie maison de Goa. L’architecture à Goa, c’est beaucoup de l’architecture portugaise, qui est très protégée à juste titre. Il existe un patrimoine de maisons centenaires et il n’était pas question de détruire une vraie maison portugaise.

On a fait construire la maison avec une équipe d’Indiens dans la plus pure tradition, dans la version contemporaine de ce qui se fait aujourd’hui : c’est-à-dire une maison contemporaine faite en style traditionnel portugais. C’était tout à fait extraordinaire. C’était la première fois pour moi où j’étais amené à construire quelque chose pour un film et donc à penser l’espace pour le film. Avec la décoratrice du film et l’architecte indien, on a dessiné ensemble en pensant à la fois à ce qui était possible par rapport à l’architecture locale et à la fois en pensant mise-en-scène. À Paris, alors que je ne pouvais pas encore aller en Inde, car le film n’était pas encore financé, j’ai travaillé sur la maquette de la maison.

Onirik : Pourquoi le personnage de Maya a-t-il donné son nom au film ?

Mia Hansen-Løve : Je crois que c’est un choix poétique, pas dans le sens de l’emphase. Le personnage principal est Gabriel, on ne saura rien de plus de Maya, que ce que Gabriel voit d’elle. Le film est dans le regard de Gabriel sur Maya. Je n’ai pas trouvé le titre tout de suite. Mais à un moment, je me suis rendu compte que pour moi l’essentiel, c’était elle. C’était elle qui apportait la lumière, la grâce dans le film. Je croyais qu’il y avait quelque chose de beau dans le film, dans le fait de mettre l’accent sur elle et pas sur lui. Ce n’est pas un choix rationnel au sens de qui parle le plus dans le film, mais c’est une manière de se placer dans son regard à lui sur elle. Ce choix était juste par rapport à ce que j’essayais de dire dans le film.

Onirik : Pourquoi Gabriel, veut-il repartir au cœur des conflits ?

Mia Hansen-Løve : C’est la force du personnage. C’est une question qu’on se pose beaucoup par rapport aux reporters de guerre. C’est quelque chose d’assez mystérieux. On peut avoir un regard psychanalytique. Ce sont des gens qui sont un peu orphelins. Il y a 1 000 explications possibles rationnelles. Mais au fond qu’est-ce ce qui donne à certains cette force, ce courage, cette part de folie d’aller dans des zones de guerre où ils risquent d’être pris en otage ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, ils y retournent ?

Quand j’ai discuté avec des reporters de guerre, ils me racontaient qu’ils y retournent même alors qu’ils ont vécu des choses traumatisantes. Ils y retournent contre toute attente. Il y a cette force obscure mystérieuse. Il y a une chose qui a à voir avec la vocation. En ce sens, ce film rejoint mes autres films à des degrés divers.