Interview de Marek Halter

Onirik : Qu’elle est la genèse de votre roman L’inconnue de Birobidjan ?

Marek Halter : Quand je suis né, 11 millions de gens parlaient ma langue maternelle, le yiddish. Cette langue est née il y a presque 2 000 ans en Alsace du côté de la vallée du Rhin. Toutes les langues naissent de la nécessité de communiquer. Or le yiddish est la seule langue née de la nécessité de résister.

À la fin de l’Empire romain, Rome n’avait plus d’argent pour payer ses légionnaires. Chaque légion reçut alors un bout de terrain. C’est ainsi que les légionnaires juifs obtinrent des terres. Autour d’eux les tribus germaniques ne furent pas heureuses de voir arriver ces gens qui parlaient latin et priaient en hébreu. Ils commencèrent à persécuter ces nouveaux venus.

Ces derniers apprirent la langue de leurs voisins et pour se défendre la transformèrent pour qu’on ne comprenne pas ce qu’ils se disaient entre eux. Ils changeaient des mots et la grammaire. Ils injectèrent d’autres mots hébraïques et tout doucement se créa une langue : le yiddish.

Le grand poète allemand Goethe disait que le Yiddish est l’âme de la langue allemande. On y trouve des expressions allemandes du haut Moyen Âge qui ne sont plus utilisées dans la langue normale. D’abord on parla le yiddish, puis tout doucement on commença à l’écrire avec des lettres hébraïques de droite à gauche, puis de gauche à droite.

Les premiers livres furent écrits par les femmes et pour les femmes. Comme elles n’avaient pas le droit d’aller dans les écoles rabbiniques, les rabbins se sont rendu compte que les femmes qui éduquaient les enfants connaissaient à peine les ABC de la religion. Comment transmettre puisqu’elles ne comprenaient pas l’hébreu ?

Ils commencèrent alors à traduire des passages en yiddish et enfin au XIIe siècle les femmes commencèrent à écrire. Quand je suis né, il existait une grande littérature de tradition. Les gens vivaient dans cette langue. À Varsovie la plupart des Juifs ne parlaient pas le polonais. C’était une langue vivante. Six millions de Juifs ont été massacrés.

Ceux qui ont survécu et leurs enfants ont cessé de parler le yiddish. Aujourd’hui les jeunes Juifs qui veulent apprendre une langue qui les introduise dans leur culture apprennent l’hébreu. Donc j’ai cherché une histoire romanesque, une aventure à travers laquelle je pouvais rendre hommage à cette langue et puis je me suis dit que le meilleur moyen était d’accrocher mon histoire à Birobidjan.

Staline a pris le pouvoir à la mort de Lénine. En vérité c’est Trotsky qui aurait dû prendre la place de Lénine. Mais au moment de la mort de Lénine Trotsky était à la pêche. Comme quoi les hommes politiques qui se présentent aux élections doivent apprendre à ne pas aller à la pêche. Au pouvoir, Staline se retrouve avec 5 millions de Juifs en Union Soviétique. Beaucoup d’entre eux étaient engagés dans la Révolution. Les Juifs n’avaient rien à perdre.

Selon Marx les prolétaires n’ont rien à perdre sauf leurs chaines. Les Juifs avaient encore moins à perdre que leurs chaînes, car ils n’avaient rien. Les universités, les écoles et beaucoup de métiers leur étaient interdits. Quand les Bolcheviques sont venus et leur ont dit « Camarades » en yiddish ils ont foncé et se sont retrouvés un peu partout à la direction du parti.

Lorsque Staline a réuni son premier conseil 48 % de ses membres étaient juifs. Ce n’est pas qu’il soit antisémite, mais il avait un sens aigu des tendances populaires. Il savait que si les ennemis de la Révolution pouvaient expliquer à la population que c’était une révolution juive s’en était fini.

D’ailleurs à cette époque, la soeur aînée de Lénine Anna s’est mis à raconter partout que leur grand-père maternel était juif. Staline l’a convoqué : « Tu mets en danger la révolution !« . De même, notre cher général De Gaulle a refusé de parler de persécutions juives à la Radio Libre de Londres. Il ne voulait pas donner l’argument aux Nazis et à Vichy qu’il faisait la guerre aux Nazis pour sauver les Juifs, ce qui n’aurait pas été populaire.

La blagues la plus innocente qui illustre ce phénomène de méfiance envers les Juifs est la suivante. Deux types se rencontrent dans un café et l’un d’eux déclare : « Ça va mal, c’est la crise, c’est le chômage« , l’autre lui réponds : « Bien sur c’est la faute aux Juifs et aux cyclistes« . Le premier demande : « Mais pourquoi les cyclistes ?« … Les Juifs c’est évident. Les cyclistes c’est moins net.

Staline ne pouvait pas se permettre de s’attaquer aux Juifs parce qu’il aurait été jugé par le monde entier. Donc il trouva une idée. Au lieu de les envoyer au goulag il les a envoyés juste à côté en leur donnant une république autonome, à la frontière avec la Chine, sur le fleuve Amour, dans la taïga, avec les marécages, la malaria, etc.

On pourrait avancer une raison. Staline avait très peur des Japonais. Il n’avait pas peur d’Hitler. Il avait tort bien sûr. Mais les Japonais venaient d’occuper la Chine. Ils se sont retrouvés entre la frontière et le fleuve Amour. Les antisémites et les prosémites se retrouvent. Les deux pensent que les Juifs sont différents.

Les uns pensent que sont les pires êtres humains, les autres pensent qu’ils sont les meilleurs. Or les Juifs sont comme tout le monde. Il existe des voleurs, des violeurs, des menteurs et il y a aussi des Juifs extraordinaires. Beaucoup de gens refusent cette normalité. Staline s’était dit que les Juifs devaient être extraordinaires.

Si jamais les Juifs se retrouvaient face aux Japonais ils allaient protéger l’Union Soviétique. Aussi il les envoya à la frontière. Ils construisirent une ville, une petite industrie, formèrent un kolkhoze standard qui devint très vite le plus prospère kolkhose d’Union Soviétique. Beaucoup de Juifs vinrent de l’étranger. 300 000 sont venus d’Europe, dont beaucoup de France.

En 1936 Staline imposa le yiddish comme langue officielle dans cette région pour s’opposer à la tendance sioniste de l’époque. Au même moment en Palestine 700 000 juifs se battaient contre les Anglais pour leur indépendance. Il s’agissait pour Staline d’opposer le yiddish la langue du prolétariat à l’hébreu des Sionistes et de la synagogue.

Onirik : À Birobidjan le yiddish devient la langue du théâtre.

Marek Halter : J’ai commencé à bâtir mon roman sur le théâtre. Les Russes adorent le théâtre. Il existe plus de théâtre à Moscou qu’à Paris et à New York réunis. Même pendant la guerre dans Moscou bombardé, il y avait queue devant le théâtre. Les habitants voulaient passer leur soirée au théâtre parce qu’ils étaient angoissés devant l’avance des panzers.

Le théâtre était devenu le lieu où la contestation était possible. Alors qu’il jouait Hamlet de Shakespeare un acteur s’avança devant la scène et commença sa tirade : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ! » et au lieu de continuer la tirade il s’arrêta. Il s’approcha du public et attendit. Le public se leva alors pour applaudir. C’était simple de critiquer Staline. La subversion était là.

Il s’est créé entre de grands acteurs et le public une sorte de connivence, de complicité. Le KGB a constitué une Liste noire de tous ces acteurs qui faisaient de la subversion. Ils ne pouvaient exercer ce métier et quand on devenait le parasite de la société on allait droit au goulag. En Europe de l’Ouest les Justes – catholiques, protestants, libres-penseurs – ont risqué leur vie pendant la guerre pour sauver des Juifs. Ces Juifs devenaient souvent catholiques ou protestants pour échapper à la Gestapo, tandis qu’en URSS se déroulait le contraire. Inscrits sur la Liste noire du KGB des acteurs se déclaraient Juifs, apprenaient le Yiddish et se rendaient à Birobidjan pour jouer au théâtre. Dans cette république indépendante autonome on retrouvait de très grands acteurs russes, parfois antisémites, mais qui par la force des choses s’identifiaient à cette langue. À travers cette langue ils devenaient juifs.

Contrairement aux rabbins moi je pense qu’on ne naît pas juif, on le devient. Un ami très cher, Jean-Marie Lustiger, est devenu cardinal de Paris. Il aurait pu devenir Pape s’il n’était pas mort prématurément. Nous nous retrouvions tous les mois pour parler le yiddish, pour ne pas oublier la langue de nos parents. Il était devenu ce qu’il voulait : catholique. C’est là notre liberté.

J’avais le théâtre et les acteurs. J’ai imaginé les actrices faisant ce cheminement-là et puis s’est produit un choc. J’ai créé il y a plus de vingt ans deux universités françaises à Moscou et à Saint-Pétersbourg que j’ai inauguré avec François Mitterrand et Gorbatchev. Aussi je vais souvent à Moscou.

À la télévision j’ai vu le président de Russie Medvedev en train de visiter la région autonome du Birobidjan. Sur le quai de la gare j’ai aperçu une délégation avec des rabbins. Je rêve ! Ça existe encore ?! J’ai couru voir le président de la télévision russe. Une telle chose existe encore ? Platon évoque le continent disparu de l’Atlantide. Le monde yiddish avait disparu et il réapparaît.

Après un voyage de 6 jours dans le Transsibérien je suis sorti sur le quai de la gare. Il y avait un rabbin et trois vieilles dames qui au lieu de me dire bonjour ont chanté l’hymne juif. J’ai fait 11 000 kilomètres pour retrouver les traces de ce monde. Nous sommes au début du XXIe siècle et j’ai rencontré un éleveur de 92 ans qui affirme que ses chèvres ne comprennent que le yiddish !

Onirik : La naissance de Birobidjan a devancé celle d’Israël.

Marek Halter : Est-ce qu’on peut fabriquer un pays de toutes pièces ? Il faut un ciment pour que les gens aient un objectif commun. Au début c’était le communisme, un monde meilleur, plus fraternel, plus juste. En Israël des enfants fouillent le sable, y découvrent une lampe à huile qui date du roi David ou de la révolte de 70. Il y a une histoire.

Staline pensait que tout peuple qui se réclame comme tel a besoin d’une langue, d’une histoire et d’un territoire. Il n’a pas dit n’importe quel territoire. Des gens ont voulu résoudre ainsi le problème juif (même les nazis au début voulaient envoyer les Juifs à Madagascar). Certains pensaient qu’il fallait les envoyer en Ouganda.

Après les grands pogroms de Russie contre lesquels s’était élevé de manière très très belle Victor Hugo, le baron de Hirsch a décidé d’acheter un bout de pampa en Argentine (là où est né Joseph Kessel d’ailleurs). Il y a toujours une ville qui s’appelle la ville de Moïse. Mais ce sont des épiphénomènes.

Ma thèse suppose que les Juifs ont deux sortes de racine. La première est dans la terre. Mais cela ne peut pas être une autre terre qu’Israël. Depuis 4 000 ans ils sont là et ils ont survécu là. C’est la phrase de Bernados « Pour les Juifs vaincre s’est durer« . S’ils ont duré c’est grâce aux racines dans les livres.

Quand un peuple est enraciné dans une terre c’est facile de le détruire. C’est comme une plante si on arrache une plante elle meurt. Mais quand on est enraciné dans les livres, vous partez avec le livre, vous traversez les frontières, le temps passe et vous avez toujours les livres. J’ai compris pourquoi tous ceux qui voulaient détruire le peuple juif commençaient par détruire leurs livres : leurs autodafés.

Même chez nous en place de Grève au temps de Saint-Louis, on brûlait le Talmud. 23 charrettes de Talmud on été brûlées. Hitler a commencé par des autodafés. À partir du moment où on arrache les racines de la plante, elle se meurt.

Le destin dans l’histoire est quelque chose d’imprévisible. Staline a envoyé à Birobidjan des dizaines de milliers de Juifs. La plupart qui ne voulaient pas mourir de malaria en sont partis à la première occasion. C’est dur de vivre sous des températures oscillant entre – 40 et + 40 C°. Ils sont retournés à l’Ouest et quelques années plus tard la plupart ont été massacrés par les Nazis.

Ceux qui sont restés ont tenu le coup et les premiers jours de la perestroïka leurs enfants rejoignirent Israël. En Israël les colons ont créé une association des anciens de Birobidjan. Ils ont un petit musée pour entretenir la mémoire de cette terre grâce à laquelle ils sont vivants.

Onirik : Comment ce conte russe aboutit-il dans l’Amérique de McCarthy et de Nixon ?

Marek Halter : L’Amérique c’est nous. Quand j’ai découvert cette histoire d’acteurs en Russie cela m’a renvoyé à l’histoire de la Liste noire à Hollywood. Des gens comme Bertold Brecht ont fui les Nazis en Amérique et quelques-uns ont été obligé de fuir cette Amérique libérale démocratique.

Arthur Miller s’est retrouvé en prison accusé de sympathie prosoviétique. Nous sommes en pleine guerre froide. C’est en prison qu’Arthur Miller a commencé à écrire Les Sorcières de Salem. Cette histoire du coup est la nôtre. C’est notre histoire et pas tout à fait. Nous sommes de l’autre côté de la barrière. L’Amérique c’est nous c’est la démocratie, c’est la liberté.

Marina fuit le goulag, la Liste noire du KGB et se retrouve dans la Liste noire de McCarthy. Marina doit s’expliquer devant cette commission à laquelle siège Nixon. Elle joue sa vie et la seule chose qu’elle peut faire pour se défendre c’est de prouver qu’elle est innocente. Les autres n’ont pas besoin de démontrer qu’elle est coupable. Il faut qu’elle prouve qu’elle est innocente.

C’est la règle américaine et la seule chose qu’elle a pour prouver son innocence c’est de raconter son histoire. Je voulais montrer que rien n’est jamais acquis. Nous pensons que nous vivons dans une société libre, démocratique pour toujours. Je ne parle pas de l’État de droit.

On est toujours surpris que la haine utilisée dans un débat électoral puisse faire ressurgir les animosités et les suspicions et l’Amérique le prouve. La liberté n’est jamais acquise pour toujours, la démocratie non plus. Il faut réagir chaque fois quand cette liberté est menacée.

Le procédé littéraire m’a permis de raconter l’histoire. Ce n’est plus moi qui raconte l’histoire, c’est Marina qui raconte sa vie. Ce n’est plus moi qui cherche la solution. Il y a un journaliste qui est là comme dans tous les bons polars américains. Dans les romans de Chandler il y a toujours un journaliste qui fait une enquête parallèle, découvre la vérité et sauve l’innocent.

Ici c’est un journaliste du Post et à la fin du roman c’est lui qui écrit le livre. Cela m’a beaucoup amusé. Il affirme à son rédacteur en chef qu’il va prouver l’innocence de Marina en faire un livre qui s’appellera « L’inconnue de Birobidjan ».

Onirik : C’est un roman en lien avec les évènements historiques.

Marek Halter : Si je devais choisir trois livres à emporter sur une île déserte je prendrais la Bible bien sur, le plus beau livre qui soit avec un mélange de la réalité et de la fiction. D’Homère je prendrais l’Iliade et l’Odyssée qui unit mythe et réalité. Enfin je prendrais Guerre et paix de Tolstoï. Il nous raconte la bataille de Borodino qui a existé.

Jean Tulat le plus grand historien de l’époque napoléonienne la raconte très bien et il parle de Napoléon qui a existé. Mais quand est introduit le prince Volkonsky son regard fait bouger cette histoire particulière et la rend universelle. Il la sort grâce au regard de ses personnages et la sort de son contexte.

Avec Anna Karénine on est déjà dans l’intimité d’une femme, d’un suicide. Je n’aime pas quand une femme se suicide. Dans Guerre et paix, tout y est. Les lieux authentiques jouent un rôle. L’Histoire authentique joue un rôle. Quand j’introduis mon héroïne au Kremlin je reconstitue à la virgule près un diner chez Staline. Il y a des témoignages, des écrits des évènements qui ont eu lieu cette nuit-là, sauf ce qui est arrivé à mon héroïne. Tout le reste est vrai. Mais à partir du moment où vous introduisez un élément différent on fait bouger.

En annexe on trouve une biographie de tous les personnages réels que rencontre Marina.

Onirik : Que devient le Birobidjan aujourd’hui ?

Marek Halter : Sur le plan légal il compte 180 000 habitants dont 58 000 Juifs dans une région deux fois plus grande que la Belgique. Le yiddish est toujours enseigné dans les écoles. L’enseignante qui a appris le yiddish à l’université l’enseigne à des élèves russes, kazakhs et chinois.

J’ai demandé à une mère de famille chinoise pourquoi elle faisait étudier le yiddish à son enfant. Elle m’a répondu : « Ça peut servir« . Philippe Sollers, très attaché à la Chine, voit dans cette réponse la sagesse chinoise. Il ne faut jamais enterrer une civilisation. On ne sait jamais elle peut renaître. Sur place j’ai trouvé un jeune homme blond qui voulait absolument de la vodka casher : « Comme c’est les Juifs qui la font, elle est meilleure » (parole de sage).