Interview de Jean-Louis Chrétien

Onirik : Lorsque vous étiez pilote, on vous a dit que vous seriez grand-père avant d’avoir l’occasion d’aller dans l’espace.

Jean-Loup Chrétien : Les circonstances s’y sont prêtées. Mais les grands chefs auraient eu raison. Quand j’étais élève-officier à l’école de l’air ils m’ont dit « Oubliez ça et faites votre métier d’élève-officier. Quand un Français ira dans l’espace vous serez en retraite et arrière-grand-père » les circonstances ont voulu que cela se produise plus vite avec mon premier vol.

Onirik : Dans un ouvrage précédent [[Sonate au clair de Terre]] vous avez comparé votre arrivée à Patrick Baudry et vous en Union soviétique à l’arrivée des Dupont-Dupond en Syldavie dans Objectif Lune.

Jean-Loup Chrétien : Nous sommes arrivés avec une image de l’U.R.S.S. fabriquée par des gens qui nous avaient prévenu avant de partir. Suite aux mises en garde, nous avions amené dans notre bâtiment tout ce qu’il fallait pour survivre. Et des militaires russes regardaient l’étalage de nos casseroles en se disant « Ils sont fous, on trouve ça aussi ici ! »

Onirik : Votre vision de l’U.R.S.S. s’est-elle modifiée ?

Jean-Loup Chrétien : Il existe des tas de domaines où l’Union soviétique s’est distinguée par sa médiocrité, et puis même des mauvais cotés (il y en a aussi ailleurs). On a aussi eu tendance à l’époque à exagérer cet aspect du régime sans regarder le reste. C’était l’ennemi surtout pour les États-Unis où les stratèges en ont bien profité « ils sont tellement méchants là bas, qu’il faut s’armer ! ». Des industriels américains se sont enrichis grâce à l’ours soviétique. Là-bas nous avons vu des choses positives et cela a permis de relativiser.

On nous a dit que nous étions dans une cage dorée. Mais on n’avait pas tendance à nous choyer dans une base militaire. J’ai eu l’occasion de visiter un grand marché, un samedi matin, où j’y ai vu un maréchal de l’Armée rouge avec sa vareuse grande ouverte, et un panier à provision dans chaque main. Il faisait ses commissions avec sa casquette et ses décorations pendantes. En tout cas, je vois mal un amiral français ou américain faire de même. Il existe en URSS un coté bon enfant qui permet de relativiser cette influence, cette bête noire : l’ours noir.

Onirik : Quelles sont les différences entre vos séjours en Russie et ceux aux États-Unis.

Jean-Loup Chrétien : Il n’existe pas de grande différence. Les Russes sont plus pragmatiques et le dicton « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué » n’est pas russe du tout. Ils ont été formés à faire le plus simple possible. Leur culture se rapproche de la notre. Même s’ils ne sont pas latins, leur civilisation a subit l’influence byzantine et ils sont assez proches de nous sur ce plan. Ce trait de caractère ne se retrouve pas chez les Américains et cela se ressent.

Concrètement les exercices de survie sont glacials en URSS, et caniculaires aux USA avec – 30° en Russie et + 40° chez les Américains. Nous étions nombreux à le faire et il y avait une très bonne ambiance. Ce sont des épreuves qu’on fait avec plaisir. C’est mieux qu’être dans une salle de classe à étudier les cours de mécanique du vol spatial, ou avec un professeur de russe qui vous fait lire du Pouchkine.

Onirik : Vous avez fait plus d’un vol, deux chez les Russes, puis un troisième avec les Américains.

Jean-Loup Chrétien : Quand je suis redescendu, on ne parlait surtout pas d’un deuxième vol, d’autant que s’il y en avait un second, ce n’était pas mon tour. J’ai procédé au harcèlement de mes collègues de l’époque, et cela s’est débloqué à l’occasion d’une rencontre avec Mikaël Gorbatchev.

Puis est survenu un concours de circonstances. à la fin de la guerre froide, les Américains ont très vite été privés de budget et les Russes aussi puisque les deux gouvernements entretenaient une rivalité à travers l’exploration de l’espace. Mais à partir du moment où la Russie n’était plus communiste, elle n’était plus la bête noire. Le meilleur moyen de continuer à aller dans l’espace c’était de s’unir. J’avais à la fois la chance d’être occidental et en même temps d’avoir fait plusieurs séjours en URSS. Je connaissais la NASA alors que plusieurs cosmonautes russes étaient déjà en stage à Houston. Je me morfondais un peu en France jusqu’à l’intervention d’un ami de la NASA.

Onirik : On constate qu’astronautes, cosmonautes et spationautes persévèrent à prendre des risques.

Jean-Loup Chrétien : Vladimir Titov est un cosmonaute russe qui connaissait une malchance régulière. On se disait qu’un jour cela allait s’arrêter. Mais il valait mieux que cela s’arrête avant que la scoumoune nous atteigne. Lors de son premier vol spatial, son Soyouz est entré en collision avec la station Mir et est revenu en vitesse. Le deuxième vol a été encore plus court que le précédent. Il était installé dans le vaisseau au sommet de la fusée, et cette fusée a pris feu un quart d’heure avant le décollage. L’équipage a été éjecté. Ils sont montés à 1000 mètres d’altitude et sont redescendus avec beaucoup de chance. Et puis pour le troisième, il n’est pas parti du tout, puisque son équipier est tombé malade. Ils ont donc été remplacés par un autre équipage. Mais là, les autorités lui ont suggéré d’abandonner, l’espace ne devant pas être fait pour lui.

Mais comme c’était un homme persévérant il a tenu. Il est parti pour la quatrième fois, et il est resté un an dans l’espace. Alors que j’étais avec lui sur Mir, la station a connu pas mal de petits problèmes et donc je le regardais un peu de travers. Alors qu’il bouclait son 12e mois dans la station, il a regardé sa montre et a déclaré « Aujourd’hui je bats le record du vol le plus long ! » et puis il s’est ressaisi  » Non, c’est quand on sera rentré sur Terre qu’on pourra dire ça ».

Je suis reparti avec lui sur la navette américaine Atlantis et la veille du départ il avait toujours un petit sourire en coin. Une fois la haut il m’a annoncé « Hier quand on a décollé, c’était l’anniversaire du jour où l’autre fusée m’avait explosée sous les fesses, à Baikonour ». Mais il a attendu qu’on soit là haut pour le dire.

Onirik : Quelle impression procure la sortie dans l’espace ?

Jean-Loup Chrétien : C’est différent. Utiliser un scaphandre correspond à évoluer dans un vaisseau spatial gonflable avec une atmosphère et des instruments. Le scaphandre spatial est comme une chaloupe sur un bateau, et puis on oublie très vite. On obtient une vision panoramique de la Terre et du Cosmos. En oubliant ce scaphandre, on finit par penser qu’on est en bras de chemise en train de flotter au dessus de la planète, en train d’en faire le tour en une heure et demi. On est devenu un piéton de l’espace qui est très occupé par ses activités.

Onirik : Vous avez évoqué un problème de conception pour la navette.

Jean-Loup Chrétien : On doit parler de la navette comme un engin dépassé. Deux navettes ont été détruites. Cela correspond à un taux de perte de temps de guerre.

Onirik : Comment voyez-vous l’avenir de la conquête spatiale, que ce soit la Lune ou Mars ?

Jean-Loup Chrétien : Depuis 1995 le budget est modéré alors que l’ISS et la navette coutent très cher, et puis en plus il a fallu aider les Russes. Depuis la chute du mur de Berlin le gouvernement russe n’a pas trop investi. La période actuelle n’est pas très favorable. Les Américains vont remplacer la navette spatiale par le véhicule spatial Orion en 2014-2015. Ce sera une grande capsule de type Apollo, mais beaucoup plus moderne et qui permettra de reprendre les vols vers la Station Spatiale Internationale et surtout vers la Lune. Mais on a pas assez de budget.

Parallèlement à ça les Chinois ont montré qu’ils avaient des intentions. Les Américains craignent que les Chinois débarquent sur la Lune avant eux. Cela les a un peu stimulé et les Européens essaient de se placer au milieu de tout ça. Et puis, enfin, il y a les prémices du vol privé. À mon avis, les vols pour milliardaires vont s’arrêter un jour parce que les Russes n’auront plus les moyens d’emmener ces gens là-haut. Ce que des sociétés privés élaborent, ce ne sont pas vraiment des vols spatiaux. Il s’agit d’une montée verticale, de sortir de l’atmosphère et puis de redescendre au bout d’un parachute quelques minutes après. Cela devrait normalement s’amplifier avec des fonds d’investissement privés.

Onirik : Pour terminer, en lisant votre livre on a l’impression de l’existence chez certains explorateurs de l’espace d’un certain état d’esprit qu’on pourrait qualifier de « petit grain de folie ».

Jean-Loup Chrétien : Au début des retrouvailles américano-russes, deux de mes collègues cosmonautes russes se rendaient en Californie. Ils avaient quitté le centre d’essai en vol de Moscou avec un gros Illiouchine 62 et ils traversaient les États-Unis à deux accompagné de la petite fille de 10 ans de l’un d’entre eux.

Le pilote aux commandes était un peu fatigué. Son collègue dormait déjà et il n’arrivait pas à le réveiller. Loin au-dessus des États-Unis celui qui était au commande a mis le pilote automatique et à dit à sa fille assise à la place du copilote « Je vais faire un petit somme tu me réveilles si ça bouge ». La gamine n’a pas réveillé son père. Il n’y avait plus d’émission radio et donc les Américains ont envoyé deux F-15 de l’US Air Force. L’un d’eux s’est approché pour regarder le cockpict de l’Illoutchine. Cela a entrainé le commentaire d’un des pilotes américain « Il n’y a pas de pilote aux commandes, mais la place du copilote est occupée par une petite fille qui nous fait de grands signes de la main ».