3H10 pour Yuma : deux versions, deux « Amérique »

L’ancienne version s’échappe du schéma classique du western traditionnel, d’abord en choisissant le noir et blanc, comme pour mieux souligner l’aspect aride et désertique de l’environnement, ce film est en fait basé sur l’affrontement psychologique de deux personnalités très différentes, le tout dans l’espace confiné d’une chambre d’hôtel, alors que la tension monte à mesure que les heures passent.

Au contraire, la version 2008 semble renouer avec le western traditionnel. Le passage dans la chambre ne constituera que l’avant dernier quart d’heure du film. Le scénario privilégie les aventures dangereuses, au sein d’une nature merveilleuse, imposante, mais pleine de pièges, la civilisation étant représentée par l’horrible destruction des montagnes, que l’on fait exploser pour permettre aux chemins de fer de passer, l’aspect inhumain souligné par l’exploitation par des hommes de l’Est, de pauvres Chinois, une seule phrase nous amenant à comprendre qu’un esclavagisme a chassé l’autre.

L’interprétation est excellente pour l’un ou pour l’autre des deux films. Glenn Ford est saisissant dans ce contre-emploi de bandit “sympathique”, tout comme Russell Crowe, charismatique à souhait. Si Van Heflin, éternel second ou troisième rôle, représentait un monsieur tout le monde idéal, qui jouait soudain une partie bien trop forte pour lui, habité par l’idée de sauver les siens, Christian Bale interprète, lui, parfaitement le quadragénaire effacé, vieilli avant l’âge, désespéré et sans grande envergure, qui souhaite prouver aux autres et à lui-même qu’il a réussi sa tâche de père alors qu’il a raté tout le reste. Si les personnages secondaires sont peu connus dans le premier film, nous avons le plaisir de retrouver Peter Fonda en éclaireur sympathique et courageux mais au passé qui se révèle nébuleux et sombre. Il n’y a plus les méchants d’un côté ou les gentils de l’autre, mais seulement des hommes avec leurs faiblesses… A noter une tendance insistante et franchement agaçante pour le moins habituelle depuis quelques années, soit, la mise en lumière d’un personnage ignoble, désaxé et comme par hasard androgyne, qui fait une fixation passionnée sur Russell Crowe, et l’on nous fait comprendre très lourdement les tendances homosexuelles évidentes même si elles ne sont jamais évoquées. L’assimilation “pervers” et “homosexuel” devient gênante dans le cinéma tout public !

Par ailleurs, nous retrouvons alors les thèmes chers à notre époque : « préservons la nature et ne la détruisons pas pour des causes économiques… », à cela s’ajoute le traumatisme d’un homme revenu de la guerre et qui n’a plus guère d’illusions sur ses semblables et sur lui-même. En pleine remise en question des conséquences de la guerre d’Irak, le message est là aussi très clair. A quoi cela sert-il ? Pour qui ou pour quoi l’avons nous fait ? Au nom de quelle liberté, de quels idéaux ? Le parallèle entre la guerre de Sécession et celle du Moyen-Orient est ici évident.

Certain thèmes sont communs, soit l’homme seul, abandonné par tous et qui persiste par principe à aller jusqu’au bout de la mission qu’il s’est fixée. Mais le contexte et les motivations ne sont plus les mêmes. Si dans l’ancienne version, il est criant de voir qu’il est peu à peu isolé, par choix, désintéressement, meurtres ou encore couardise, et qu’il faut remettre alors dans le contexte de l’époque, soit le maccarthysme, avec la trahison causée par des amis par peur de représailles plus ou moins avérées… la pression de l’establishment menaçant ! Le désespoir du héros et son regard désabusé confronté à une réalité, alors que seule sa femme vient le soutenir.

En 2008, la femme est inexistante… la grange brûle, elle regarde fixement le désastre en s’enveloppant dans une couverture, et elle cuisine. Si le héros est peu à peu seul contre l’adversité la cause en est que l’homme est un prédateur pour l’homme. Ceux qui l’aident sont tués les uns après les autres. Son seul soutien reste son fils aîné, personnage à peine évoqué dans la première version qui va soudain devenir le seul qui secourt son père. Le retour aux valeurs traditionnelles est en marche. Les rapports entre le héros et son fils sont empreints d’une incompréhension universelle que l’on retrouve à chaque génération. Nous assistons à la transmission de la terre, des souvenirs et de la morale afin qu’une certaine idée de l’homme perdure. Le cinéma de John Ford n’est vraiment pas loin avec la célèbre phrase de L’homme qui tua Liberty Valance : « Quand la fiction est plus belle que la réalité, imprimez la légende » paraphrasée par le héros cinq minutes avant le final. Si en 1957, le choix de la conclusion du scénario avec son aspect immoral où l’on secoue le joug social est totalement assumé et en phase avec la rébellion que l’on voyait plus ou moins arriver, dans cette version actuelle, la vision pessimiste de notre monde l’emporte.

Au final, voici deux visions d’une Amérique : avec la première, un vent de folie et une soif de liberté emportent le tout, après avoir enfermé nos deux héros en un huis clos étouffant qui leur permettra de se comprendre mutuellement, avec comme idée que si nous persistons à vouloir nous accomplir avec un courage insensé, nous serons récompensés de nos efforts. En 2008, le pessimisme ambiant nous gagne, l’atmosphère étant imprégnée d’une sorte de tristesse désabusée, les grands espaces constituant le symbole de notre envie d’évasion et de notre aspiration à un retour aux sources, élément nostalgique, il est vrai. Les deux sont excellents, à vous de juger !