Onirik : L’action de La fiancée anglaise est très enracinée dans la période 1937 – 2003.
Gilles Laporte : C’est un roman1 qui est très largement inspiré d’une situation réelle qui me touche particulièrement, puisque le marin que l’on voit sur la couverture n’était autre que mon oncle.
C’était un garçon qui était fils d’ouvrier de filature (comme moi d’ailleurs) et qui en 1937 a décidé de s’engager dans la Marine, puisqu’il voulait voir un autre horizon que celui de l’usine. La guerre l’a saisi alors qu’il était avec une partie de l’escadre française à Bizerte. Il a échappé grâce à ça au sabordage de Toulon et au massacre de la flotte française par les Anglais à Mers-el-Kébir. Cette partie de l’escadre française a pu quitter la Méditerranée, non pas pour se réfugier, mais pour se refaire une santé dans ce qu’on appelait encore à l’époque l’Afrique Équatoriale Française, notamment au Gabon, où là il a tout de suite opté pour la Résistance du Général De Gaulle contre Pétain. Comme les troupes là-bas étaient aux ordres de Vichy, il a été tout de suite incarcéré là-bas par les « corps-francs ». Il a subi une première grave atteinte à sa liberté et surtout à sa citoyenneté et puis il a réussi à se réembarquer. Il a participé à l’affaire de Dakar où De Gaulle a tenté de convaincre les Pétainistes du Sénégal de le rallier. Cela a été un échec. Il est reparti en Angleterre tellement déçu, marqué par cet échec que d’après certains il a pensé au suicide. Ce marin, lui, a réussi à gagner Gibraltar et de Gibraltar il a pu gagner l’Angleterre. Là, il a été accueilli comme tous les fidèles à De Gaulle, c’est à dire comme des rebelles non fiables, qu’on allait enfermer et traiter comme des renégats par les Anglais.
Il a donc subi une seconde période très compliquée jusqu’à ce que, enfin, Churchill et De Gaulle réussissent à s’entendre plus ou moins, plutôt moins que plus, pour parvenir à un accord. Il permettait à ces Français volontaires de combattre pour la liberté et pour la libération de la France, de vivre une digne vie de soldats. Il a été un des tout premiers. Son matricule est un des tout premiers en juillet 1940 de ces marins engagés dans les Forces Navales Françaises Libres. Comme il avait été un des marins remarqués dans les missions précédentes, il a été envoyé à ce qu’on appelait à cette époque-là la « caserne Bir Hakeim » qui était une école de marine militaire créée par De Gaulle : l’école qui a donné naissance aux Forces Navales Françaises Libres. Il a participé avec les Forces Navales Françaises Libres à toutes les missions périlleuses en Atlantique Nord, dans la Manche et en Mer du Nord. Il servait à bord d’un torpilleur mythique appelé « La Combattante » et qui a été le seul bâtiment français autorisé par les Alliés à participer au débarquement de Normandie. Ce bâtiment a eu un comportement tellement héroïque que c’est celui que De Gaulle a choisi pour se rendre en France et faire ce qui a été appelé le « discours de Bayeux ». Ce bâtiment a ramené De Gaulle en Angleterre, puis a repris ses missions en Mer du Nord, mission qui était de nettoyage, de combat contre les vedettes rapides allemandes et les sous-marins.
Il s’est encore exposé de manière très courageuse dans ces combats de fin de guerre jusqu’au 23 février 1945 où il a été coupé en deux par une mine allemande. Il a donc sombré en Mer du Nord et cet homme a disparu dans le naufrage avec les deux-tiers de l’équipage. En Angleterre, il avait une fiancée anglaise qui, elle, servait dans la Royal Air Force. Il avait projeté de se marier en Angleterre. Mais cette disparition a créé au sein de sa famille un mystère, une intrigue, une sorte de relation acrimonieuse envers l’Angleterre. Il était en permission (la seule permission qu’il ait eu pendant les quatre ans de guerre) en janvier 45 dans sa famille, trois semaines avant sa disparition. Sa mère et toute sa famille avaient été victimes en Lorraine des bombardements de juin 1940. La petite ville a été entièrement détruite et fin 1944, cette famille comme toutes les familles sinistrées avait reçu une indemnité de l’État qui devait leur permettre de redémarrer une fois la guerre terminée. Or, lorsqu’il est arrivé en permission sa mère lui a dit : « J’ai cet argent, ça m’empêche de dormir. C’est une somme très importante. La guerre n’est pas finie, les Allemands peuvent revenir (ils étaient à trente kilomètres). Emporte cet argent en Angleterre ». Tu le rapporteras une fois la guerre finie quand on sera en sécurité. Il a emporté cet argent et il a disparu et l’argent également. Alors est né dans cette famille un questionnement. Qu’est devenu cet argent ? Cette fiancée anglaise qu’en a-t-elle fait ? On peut penser que c’est elle qui l’a conservé ou alors il le portait dans son paquetage de marin.
Bref, c’est un grand mystère qui a occupé cette famille jusqu’en 2003. Pour être clair, c’est basé sur des faits réels. Cet homme dont je parlais était mon oncle et sa mère était ma grand-mère. Donc c’est une situation familiale que j’ai évidemment très bien connue de l’intérieur et qui pour l’heure n’est pas encore éclaircie. Mais par le roman j’ai présenté une explication qui permet de rendre hommage aussi bien à cet homme-là qu’à son environnement anglais, qu’à son environnement familial français et surtout en hommage à cette femme : sa mère. Voilà ce qu’est la genèse de ce roman que je portais en moi depuis des dizaines d’années, que je repoussais à chaque fois, parce que je savais que cela m’obligerait à descendre dans des zones de souvenirs que je préférais plutôt éviter.
Onirik : Quel est le point de vue ?
Gilles Laporte : C’est l’auteur, c’est moi indirectement. Tous les personnages historiques de ce livre ont été présentés à partir de mes impressions, de mes émotions, de mon ressenti. Quand je parle de sa mère, je parle de ma grand-mère. Je suis en relation directe avec cette femme et c’est mon ressenti. C’est ma vision des choses qui soutient tout le roman. Je disais que je l’ai écrit pour rendre hommage à ces gens-là et au-delà d’eux à toutes les familles qui se sont retrouvées dans des situations comparables. J’ai voulu montrer que même si on passe par des périodes de relation difficile, des périodes de doute, des périodes de culpabilisation lourde, des périodes de mise en doute de la sincérité de l’autre, au final c’est tout de même bien l’esprit de fraternité.
Onirik : Quelle a été la genèse de Nos années bonheur2 ?
Gilles Laporte : Il s’agit d’une commande d’éditeur. Je n’aurais jamais pensé écrire mes mémoires. Enfin, je me disais que ce n’était pas encore le moment. Je n’y avais pas pensé du tout et puis mon éditeur me contacte et m’invite à confier ma vision de la société des années 45-68. C’est une période charnière, transitoire sur le plan économique. On était déjà entré dans les Trente Glorieuses. Mais période qui portait en elle tellement d’aspects tragiques. J’ai d’abord dit non, parce que je ne voulais pas là encore aller fouiller dans mon passé qui comportait des aspects qui n’étaient pas tous heureux. Je l’ai écrit quasiment en même temps que La Fiancée anglaise. Il y a des correspondances entre les deux. J’évoque mon enfance dans ce livre. Je suis au cœur de situations qui sont évoquées dans le roman, notamment dans ma relation avec ma grand-mère. Cette femme est morte en 1972 et jusqu’à sa mort elle a attendu le retour de son fils marin. Elle était persuadée qu’il n’était pas mort. Elle a vu toutes les cartomanciennes, tous les voyants, tous les extralucides. Elle a vu tous les diseurs de bonne aventure de la grande région et tous lui ont dit « votre fils n’est pas mort, il va revenir » et elle attendait. Quand j’étais gamin j’étais très souvent chez elle le soir je lui demandais pourquoi elle n’éteignait pas la lumière et elle me répondait : « et s’il voulait rentrer cette nuit ». Voilà le moment commun que j’évoque à la fois dans le roman et dans ce livre. Il y a une sorte de cousinage, une succession de récits qui tentent d’inviter à partager ma vision de ces années 1945-1968.
Je suis un amoureux inconditionnel du XIXe siècle – début XXe. C’est la période charnière qui permet d’expliquer tout ce que nous vivons aujourd’hui. La conscience ouvrière s’est éveillée, la conscience de l’importance citoyenne de la femme s’est révélée aussi.
<img20753|left>J’ai publié Julie-Victoire, le roman de Julie-Victoire Daubié, première bachelière de France : la biographie de la première bachelière de France[[Prix Maurice Barrès 2008, Éditions ESKA (2007) & MA Éditions (2015)]]. Ce bouquin est le premier qui parle de cette femme qui est morte en 1874 et qui a posé toutes les bases de ce qui devrait être aujourd’hui la démarche citoyenne en faveur des femmes. J’aime ces périodes charnières. Elles sont révélatrices de ce qui était en train de se passer et de ce que nous allons devenir. Je voulais montrer ce qu’est l’héritage des décennies qui précèdent ces années 45, la condition ouvrière et puis l’avenir qui est aujourd’hui incarné par les conflits sociaux, qui se prolongent l’un l’autre.
Je creuse toujours le même sillon. Je suis fils d’ouvrier de filature. J’étais destiné à être ouvrier de filature. On l’était de père en fils et de grand-père en petit-fils. Donc, c’était ma destinée et puis l’empire industriel dans lequel travaillait toute ma famille c’était l’empire Boussac.
C’est dans cette antenne industrielle que Boussac a reçu Khrouchtchev dans les années 50.
J’étais dans ces familles là et j’ai eu la chance de lire. Il n’y avait pas de livre dans cette famille. Lire était considéré comme une occupation de fainéant. C’était quasiment une perversion d’être amoureux de la littérature et j’ai eu de la chance d’avoir une maîtresse d’école. Je préfère ce mot à institutrice. Le mot « instituteur » rappelle qu’il avait pour mission de faire connaître, partager et respecter l’institution. Cette première maîtresse d’école a fait plus que m’apprendre à lire. Elle m’a invité (comme tous mes copains d’ailleurs) à partager son amour de la langue et cet amour ne m’a jamais quitté, au contraire. C’est le premier élément que je creuse : défense de la langue française dans le tsunami qui recouvre, submerge d’une bouillie anglo-saxonne ou même chez certains éditeurs cette espèce d’évolution de la langue qui supprime la ponctuation, les dialogues qui mélangent tout, une cuisine qui m’est insupportable, même si je dois passer pour un animal du paléolithique. Je suis issu de cette famille qui a découvert ce qu’est le pouvoir de la lecture. Je me répétais régulièrement : « si je peux un jour j’écrirai l’histoire de cette famille ». Donc, je travaille dans la foulée de cette impulsion qu’on m’a donnée.
Le deuxième moment très important qui m’habite en permanence aujourd’hui encore, c’est la mort de ma grand-mère paternelle qui avait toujours rêvé, à la fin du XIXe siècle, de devenir maîtresse d’école. Elle n’a pas pu l’être pour deux raisons. À la fin du XIXe siècle les filles étaient encore quasiment interdites d’étude. Deuxièmement, elle s’était retrouvée enceinte avant le mariage. Fin XIXe siècle c’était quasiment considéré comme criminel. Elle a été chassée par sa famille. Elle a toute sa vie caché son amour des livres. Je n’ai découvert son amour des livres que quelques jours après sa mort. Elle est morte en octobre 59 quand j’avais 14 ans. Quelques jours après sa mort mes oncles, les hommes de ma famille, avaient décidé de faire l’inventaire de sa maison pour la vider et la vendre. J’ai profité de ce moment de porte ouverte pour l’explorer à ma manière et dans une pièce j’ai découvert une petite armoire et j’ai trouvé dedans la bibliothèque cachée de ma grand-mère : 25 ou 30 livres, tous les grands auteurs du XIXe siècle Balzac, Stendhal… Elle les avait soigneusement recouverts de papier sur lequel elle avait inscrit le nom de l’auteur et les titres à l’encre violette. J’étais en train d’admirer ces livres de ma grand-mère quand j’ai pris un violent coup de pied au cul. Un de mes oncles est arrivé : « Tu dégages, tu n’as rien à faire ici ». Un gamin de 14 ans en 1959 n’avait pas son mot à dire. J’ai dégagé et le soir même les livres ont brûlé. Cette image m’obsède en permanence. Je n’oublierai jamais ces flammes qui montaient. J’ai essayé de sauver un ou deux livres avec une baguette j’ai pris un deuxième coup de pied au cul et j’ai hurlé à mon oncle : « C’est pas bien ce que tu fais ! Un jour j’écrirai des livres pour remplacer tous ceux que tu as brûlés !».
Ce deuxième moment a été pour moi décisif. Alors là-dessus viennent se greffer des observations, tout ce que j’ai vécu pour faire mes études. Mon père, qui avait été blessé lors de sa captivité en Allemagne, avait une santé chancelante. C’était donc très difficile à la maison. Ma mère était ouvrière de filature. Je n’étais pas destiné à faire des études ne serait-ce qu’au collège. L’entrée en sixième n’était pas systématique. Le directeur d’école s’est battu contre mes parents. Il faut que ce gamin fasse des études. Il faut qu’il aille en sixième. Il a réussi à les convaincre avec un an de retard. Puis j’ai passé mon bac et là ça a été très compliqué parce que je n’avais pas d’argent. J’ai bossé pour payer mes études. Je raconte ce témoignage : je travaillais dans une conserverie dès le premier jour des vacances. Le dernier jour avant la rentrée j’étais encore à la conserverie. J’ai pu observer le travail dans l’industrie, la condition ouvrière dans les années 50-65. Pour changer un peu je me suis fait engager comme chasseur dans un hôtel à Contrexeville et là j’ai vécu ce choc des cultures avec ces grands bourgeois, ces aristocrates qui venaient en cure. À l’époque les deux stations thermales étaient encore au faîte de leur rayonnement. Je bossais comme chasseur dans un hôtel, je commençais à 5h et demi du matin, je portais les bagages et l’après-midi j’avais une heure de repos. J’allais la passer dans le parc, assis sur un fauteuil d’osier blanc qui habituellement était occupé par un personnage et j’écoutais la musique classique. Aujourd’hui cela n’existe plus. Mais j’ai encore connu ce choc des cultures qui était le prolongement de l’entre-deux guerres y compris ce qui avait précédé la première guerre mondiale. Ce rayonnement du thermalisme de l’époque est d’origine bourgeoise et aristocratique et je voulais que le lecteur découvre ça, de même que l’évolution de cette société.
Je suis entré en études supérieures. Après une année d’égarement en droit, je suis parti vers la philosophie et là je suis tombé sur un prof absolument éblouissant qui s’appelait Raymond Ruyer. Il a publié une vingtaine de bouquins, dont Le Sceptique résolu, j’espère qu’ils seront réédités un jour. Ce sont des invitations puissantes à la lecture. Avec cet homme-là mon champ de vision s’est élargi considérablement. Il était issu du monde des sciences, c’était donc un chercheur remarquable qui avait évolué vers la philosophie, en ayant une réflexion globale sur notre société. Les années 1960-1965 sont arrivées là-dessus amorçant les évènements qui ont précédé mai 68. Je me suis engagé profondément à l’époque. J’enseignais les lettres. J’ai vécu ce moment-là avec un ami professeur de lettres d’une famille très engagée sur le plan culturel. Les heures de mai 68 sont arrivées. Les lycées et collèges étaient fermés. Tous les gamins s’asseyaient au milieu de la route devant la préfecture à hurler des slogans.
On craignait que cela finisse mal et on a eu l’idée de les rassembler à Épinal dans le parc du château, un endroit merveilleux en pleine ville très nature, une immense prairie entourée de bosquets d’arbres tricentenaires. Il y avait un auditorium. On a organisé une université dans ce lieu magique. On les a invités à lire, à déclamer de la poésie et à écrire et en trois semaines quand ils estimaient que ce qu’ils avaient écrit était suffisamment abouti pour être présenté aux copains, ils grimpaient sur le plateau de l’auditorium et ils le déclamaient. On a vécu trois semaines comme ça et puis ça s’est terminé comme on sait. Les partis politiques et les syndicats ont repris la main. Ils ont fait en sorte qu’on rentre dans la société civile, ce qu’on ne voulait pas. L’échec a été tellement brutal. Mon ami Jean-Marie, sursitaire, a été envoyé au service militaire en régiment disciplinaire. Il était marié, avait deux enfants et au cours de l’hiver il a craqué. Quand je vais voir mon compagnon de 68 c’est au cimetière. Ces évènements, j’invite à les partager, non pas par nostalgie, non pas par animosité quelle qu’elle soit, non pas par volonté d’inciter à une quelconque révolte anarchique, pas du tout. Mais je veux témoigner de ce cheminement qui nous a amené là où nous sommes aujourd’hui, alors qu’on aurait pu aller ailleurs. Je continue à creuser mon sillon, alimenté par mes colères, mes réactions contre les injustices, les réactions contre la société. Je pars à Lyon tourner un bout de film sur la première bachelière de France pour Arte. Cette femme-là dénonçait en 1865 une inégalité salariale moyenne de 25 % entre les femmes et les hommes. Le dernier rapport ministériel officiel rendu il y a deux ans fait état aujourd’hui d’un écart moyen de 23%. On a gagné 2% en un siècle et demi. Donc, cela me met dans une colère quotidienne. Tous mes héros sont des femmes.
Dans le roman La fiancée anglaise j’ai beaucoup parlé de ce marin. C’est l’un des personnages centraux. Mais le personnage central, le pivot, c’est sa mère et les femmes tout autour et cette fiancée.
Il y a eu des moments très difficiles que j’évoque dans ce livre, des tragédies traversées, des injustices assumées, des révoltes, mais qui parce qu’ils engendraient toujours ces moments, des moments de grande lumière, des mouvements d’ouverture vers une plus importante fraternité. Je ne regrette rien. Je suis de ceux qui pensent qu’on grandit toujours. Tout est bonheur au sens étymologique du terme.
Onirik : Est-ce que les maisons d’édition interfèrent dans votre travail ?
Gilles Laporte : Il y a bien sûr un service de correcteurs et correctrices aux Presses de la Cité. Mais ils ne se chargent que de débusquer les anachronismes, les erreurs historiques quand il peut y en avoir, mais qui ne se permettent pas de donner un avis à l’auteur sur le contenu de son roman, de son texte. Ils ne pénètrent pas dans le champ fermé de celui de l’auteur.
Onirik : Quelle est votre opinion sur la littérature aujourd’hui ?
Gilles Laporte : J’ai été élu en janvier 2000 administrateur de la Société des Gens de lettres qui, depuis sa fondation par Victor Hugo en 1838, a pour mission de défendre les auteurs, de défendre la bonne littérature. J’ai été élu sur plusieurs orientations : 1. défense de la langue française, 2. défense et promotion de la littérature populaire de qualité.
Nous avons tous à notre place une mission de défense de notre culture qui est attaquée de tous les côtés.
Lors d’une séance de dédicaces un trio de jeunes filles d’environ 18 ans regardait mon livre. L’une d’elle m’explique :
– Cela a l’air bien, mais cela ce n’est pas le genre que j’aime.
– Quel est le genre que vous aimez ?
– C’est le genre young adult.
– Pardon young adult ? Ce n’est pas « old-jeune ?»
Elle se destinait à des études de lettres. Je leur ai expliqué qu’un bon livre peut être lu par un enfant de sept ans ou un adulte de 95 ans. Selon moi il n’y a pas de littérature jeunesse, ni de littérature pour adultes ou encore moins pour young adult. Cela n’existe pas. J’ai lu Don Quichotte quand j’avais sept ans. Elles sont parties. Deux heures après j’en vois une qui se fraie un passage qui vient vers moi. C’était celle qui m’avait parlé de young adult : « Je voudrais votre roman ». Je crois que c’est notre mission à tous et à toutes de faire en sorte que les étiquettes comme young adult et toutes ces catégories disparaissent. C’est une sorte de consensus dont les racines sont indétectables, mais qui aboutit à cette catégorisation.
Je suis édité aux Presses de la Cité et chez d’autres éditeurs. Mais je suis classé dans cette catégorie de « romans du terroir ». Cela me met dans une rage. Le terroir c’est le pinard, c’est le fromage. Cela fait partie de notre culture. Je veux bien accepter d’être dans le pinard et le fromage que j’ai défendu pendant 15 ans à un poste de direction dans l’agriculture. Mais il faut dépasser ça.
Je me suis engueulé avec un journaliste de France Inter il n’y a pas très longtemps. Il m’invite en direct. Première question :
– Jérôme vous êtes un auteur du terroir.
– Pardon ?
– Les romans du terroir sont des romans qui sont enracinés en région et qui sont des témoignages d’une vie culturelle.
– Mauriac et sa Gironde, Pagnol et sa Provence c’est du terroir ? Giono ? Bernard Clavel et son Jura ? Est-ce que si ces gens-là publiaient aujourd’hui vous ne les classeriez pas dans « auteurs de terroir ? ». Est-ce que Clavel aujourd’hui ne serait pas dans la sous-littérature terroir ? C’est on ne peut plus enraciné. Quand Frédéric Beigbeder raconte qu’il sniffe de la coke sur le capot d’une voiture dans le 8e arrondissement de Paris est-ce que ce n’est pas du terroir parisien ça ?
C’était ma conclusion de notre échange. On s’est fâché tous les deux. Je ne suis pas près d’être réinvité.
Il n’y a pas très longtemps au salon du livre de Saint Louis en Alsace, j’avais été placé en face de Jérôme Garcin pour Le masque et la plume. Cette émission ne fonctionne que par dézingage systématique de ce qui paraît, aussi bien au cinéma qu’en littérature.
Je venais de sortir un roman Boulevard des Pyrénées, un roman contemporain[[Genèse Édition (2015) ]]. Je lui explique la rencontre entre un auteur et une femme mystérieuse « Cela m’intéresse, envoie le moi ». Je lui explique que j’écris des romans historiques aux Presses de la Cité. Ah bon ? Jérôme Garcin me regarde droit dans les yeux :
– Jamais un de ces livres ne sera présenté dans mon émission.
– Pourquoi ?
– C’est pas de la littérature.
C’est un combat de tous les jours.
J’interviens souvent dans les écoles ou collège. Pour moi c’était prioritaire. La première question qui m’est posée systématiquement par les élèves :
– Est-ce que vous écrivez des polars ?
– Non.
– Ah bon, c’est dommage. Parce que nous on aime bien. Pourquoi vous n’écrivez pas des polars ?
Je leur réponds systématiquement : « Ouvrez un journal, écoutez la radio, regardez la télévision. Vous avez là les pires polars. De la violence tout le monde dit qu’il y en a trop aujourd’hui. Pourquoi en inventer en plus ? Pourquoi écrire des bouquins où il y a un cadavre à chaque page, il y a une enquête, un héros commissaire de police. C’est le monde qui nous environne. Essayons de faire quelque chose, de nous battre pour aller vers autre chose. »
Il faudrait écrire quelque chose qui élargisse le champ de vision et qui fasse reculer la ligne d’horizon. C’est notre mission évidemment.
J’étais il n’y a pas très longtemps dans un lycée. Deux profs de lettres avaient soixante élèves devant moi ; les élèves arrivent et s’installent en face de moi. L’un d’eux âgé d’environ 17 ans me regarde droit dans les yeux et me pose la première question :
– Nous les jeunes on ne lit plus, est-ce que c’est grave ?
– Je ne comprends pas la question.
– Nous les jeunes on ne lit plus et c’est grave !
– Je n’ai toujours pas compris la question.
Ils m’ont regardé : qu’est-ce que c’est que ce vieux con ? On a deux heures à passer avec lui.
– Je n’ai pas compris la question. Pourriez-vous me la répéter ?
(Ils commencent à s’énerver)
– Nous les jeunes on ne lit plus est-ce que vous pensez que c’est grave pour nous ?
– Je ne comprends vraiment pas. Parce que tout à l’heure quand je suis entré dans la cour vous étiez 400-500-600 élèves chacun dans son coin avec son smartphone vous lisiez. Que lisez-vous là-dessus ? Vous lisez des ordres que vous donnent trois types qui sont planqués à Los Angeles. Ils vous disent la marque de godasses que vous devez porter, le type de pantalon que vous devez porter et la couleur du blouson que vous devez porter. Ils vous disent ce que vous devez mettre dans votre assiette. La preuve vous êtes fringués de la même manière. Vous lisez, mais vous ne lisez pas ce que vous devez lire, parce que vous devriez lire autre chose. Je vais vous poser une question : de combien de mots avez-vous besoin pour vous exprimer entre vous ?
Un répond 1 000, un autre 5 000.
– Statistiquement parlant on en est à 400 à 500. Est-ce que vous avez déjà essayé de penser sans le support ? C’est très difficile de penser sans livre. Donc, si vous n’avez pas suffisamment de mots, vous ne pouvez pas penser par vous-même. Vous avez besoin des pensées des autres pour vivre, vous allez chercher les pensées de ces trois types planqués à Los Angeles et vous allez penser comme eux. Vous êtes complètement prisonniers de gens qui vous ordonnent depuis l’autre bout du monde de vivre la vie qu’ils ont choisi pour vous.
Pendant les deux heures nous avons eu une discussion sur les libertés individuelles et la lecture, libertés individuelles et langages, libertés individuelles et expression. Passionnant, tout le monde a participé. Les deux heures se terminent. Les élèves sortent accompagnés par leurs profs. Celui qui m’a interpelé le premier était en face de moi, très nerveux. Tout le monde était parti. Il me tend la main : « Merci monsieur, je crois que j’ai compris ». Voilà ce qu’est notre boulot aujourd’hui. Tous nos jeunes que l’on traite d’incapables, de fainéants, ils ne s’intéressent à rien. Ce n’est pas vrai. Ils sont tous plein d’énergie, d’une saine curiosité. Ils sont prêts à s’engager, prêts à s’investir. Les jeunes qui manifestent pour le climat sont prêts à s’investir. Mais nous, que leur proposons nous ? Quel est le projet qu’on leur propose ? De vie individuelle, collective ? Quel projet national ? Quel projet européen ? On touche un peu à la sociologie, à la politique ? Quel projet leur proposons-nous ? Rien, mais ils sont prêts à s’investir. C’est au cœur de ma démarche d’auteur.
Onirik : Le roman Des fleurs à l’encre violette[[Presses de la Cité (2013) & De Borée, 2017]] se déroule en Lorraine. L’un des personnages est une femme qui voulait devenir institutrice et qui devient éclusière. Est-ce la mère de Clément ?
Gilles Laporte : C’est la mère de Clément.
Onirik : Historiquement c’est le même univers ?
Gilles Laporte : Oui, ce personnage qui est au point de départ Des fleurs à l’encre violette est un personnage historique. C’est ma grand-mère paternelle, celle qui avait caché ses livres.
Onirik : Vous êtes donc le fils de Clément ?
Gilles Laporte : Oui, j’ai changé les prénoms. Mais je suis resté à l’histoire familiale pour la naissance de cette personne, ma grand-mère. Mais ensuite c’est devenu un roman. J’ai injecté dedans de nombreux personnages. Mais cette femme qui rêvait de devenir maîtresse d’école à la fin du XIXe siècle c’était ma grand-mère.
J’écris tous les jours. J’ai eu des activités professionnelles alimentaires. Avant de partir faire ma journée de travail, j’écrivais à partir de 5 h du matin, j’arrêtais d’écrire à 7 h. Je revenais le soir, je relisais ce que j’avais écrit le matin et cela a fonctionné comme ça pendant plus de quarante ans. Je suis libéré des obligations alimentaires depuis 2005. Je n’aime pas le mot retraite, parce que pour moi cela n’existe pas. Je ne suis pas en retraite. Très actif. Donc j’ai gardé le même rythme tous les matins à cinq heures je me mets à écrire. Je suis un ouvrier des lettres. Je garde tout le même rythme, sauf quand je suis en voyage. Je suis incapable d’écrire une ligne dans une chambre d’hôtel. J’ai besoin de mon univers.