La bâtarde d’Istanbul – Avis +

Présentation de l’éditeur

Chez les Kazanci, Turcs d’Istanbul, les femmes sont pimentées, hypocondriaques, aiment l’amour et parlent avec les djinns, tandis que les hommes s’envolent trop tôt pour l’au-delà ou pour l’Amérique. Chez les Tchakhmakhchian, Arméniens émigrés aux Etats-Unis dans les années 1920, quel que soit le sexe auquel on appartient, on est très attaché à son identité et à ses traditions. Le divorce de Barsam et Rose, puis le remariage de celle-ci avec un Turc nommé Mustafa suscitent l’indignation générale.

Quand, à l’âge de vingt et un ans, la fille de Rose et de Barsam, désireuse de comprendre d’où vient son peuple, gagne en secret Istanbul, elle est hébergée par la chaleureuse famille de son beau-père. L’amitié naissante d’Armanoush Tchakhmakhchian et de la jeune Asya Kazanci, la  » bâtarde « , va faire voler en éclats les secrets les mieux gardés…

Avis d’Enora

Amy est une adolescente studieuse issue de parents divorcés, qui vit en Arizona avec sa mère et passe ses vacances et ses week-end à San Francisco chez son père. Rien que de très banal, me direz-vous, excepté qu’Amy s’appelle en réalité Armanoush Tchakhmakhchian, que son père fait partie de la diaspora arménienne émigrée aux États-Unis dans les années 20 et que sa mère s’est remarié avec un Turc nommé Mustafa ! Coincée sur le palier de sa naissance, déchirée entre deux familles qui se haïssent, comprenant qu’elle ne pourra jamais répondre aux attentes des deux camps en même temps, elle décide de retourner dans le passé des siens, à la recherche de son patrimoine arménien, afin de pouvoir se tourner vers l’avenir. Pour cela, elle part à Istanbul, sans rien dire à personne et demande l’hospitalité aux Kazanci, la famille turque de son beau-père. Véritable voyage initiatique, celui-ci la mènera aux confins de l’histoire, lui permettra d’ancrer son âme en exil et de devenir enfin elle-même, c’est-à-dire une jeune femme riche de sa pluriculturalité.

La couverture des éditions 10/18 ainsi que la traduction du titre peuvent égarer un lecteur ignorant et lui laisser penser qu’il a affaire à une romance historique. Or ce roman est contemporain, résolument moderne et politique. Le titre original qui donnerait quelque chose comme Le père et la bâtarde met l’accent sur le problème des racines et de l’identité. L’histoire traite de passé douloureux à la fois sur le plan individuel et sur le pan collectif et insiste sur l’importance de la mémoire pour se construire aussi bien pour les individus que pour les sociétés. « Fondamentalement, le roman témoigne de la lutte entre l’amnésie et la mémoire » confie Ekif Shafak, avant d’ajouter « Une société basée sur l’amnésie ne peut pas avoir une démocratie sure ». De fait il ne fait pas bon réveiller le passé comme en témoigne la mise en accusation de l’auteur après la publication de son livre, pour « insulte à l’identité nationale turque ». Elle risquait jusqu’à trois ans de prison et n’a dû sa relaxe qu’aux pressions internationales.

A une période où l’on parle de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, Elif Shafak représente la tendance humaniste de ce pays et l’espoir que d’ici 2015, ce pays aura trouvé le chemin qui allie la démocratie et droits de l’homme, afin de nous enrichir de toutes ses richesses culturelles aussi bien turques qu’arméniennes, kurdes, grecques ou juives.

Son roman c’est l’histoire de quatre générations de femmes à Istanbul et de la façon dont l’Histoire a fait converger des familles d’origines différentes car les tragédies des familles turques et arméniennes sont inextricablement liées. A la suite du génocide de 1915, beaucoup de petites filles orphelines, ont été converties à l’Islam et turquifiées, ce qui fait que de nombreuses familles turques ont une aïeule arménienne. Récit de fiction, il est cependant basé sur les témoignages de survivants arméniens, recueillis le plus souvent oralement.

La multiplicité de ses personnages, hauts en couleurs, permet à la romancière de montrer toutes les facettes des points de vue et les contrastes au sein d’une même communauté. Et pourtant toutes ces femmes gardent en elles une ambigüité qui les rend extrêmement humaines et proches de nous : Asya, l’enfant illégitime qui elle aussi, a soif de racines et de connaitre ses origines pour aller de l’avant, Banu, qui a trouvé refuge en Allah, Cevriye qui a perdu sa joie de vivre avec son mari et se consacre depuis à l’enseignement des enfants des autres, Zeliha le mouton noir de la famille, guerrière et rebelle.

Grâce à une écriture alerte, pudique, fine et non dénouée de tendresse ironique Elif Shafak a composé un livre plein de sons, de couleurs, de saveurs, de magie où l’on rencontre des djinns, où il existe des malédictions et où les chapitres ont pour nom un des ingrédients de l’Asure, ce dessert que Noé aurait inventé en prenant tous les ingrédients de son arche. Cette chronique familiale mordante qui mêle les fractures intimes de l’identité à celle de l’Histoire, est une véritable réussite. A découvrir de toutes urgences.

Fiche technique

Format : poche
Pages : 377
Editeur : 10
Collection : Domaine étranger
Sortie : 4 septembre 2008
Prix : 7,90 €