Le champ du sang – Avis +

Résumé de l’éditeur

Glasgow 1981. Le corps du petit Brian est retrouvé près de la voie ferrée. Étranglé, le visage écrasé à coups de pierre. Les coupables sont deux garçons de onze ans. Paddy Meehan, embauchée au Scottish Daily News comme copy girl— pour l’instant elle sert les cafés et porte les plis— rêve de devenir reporter criminel. C’est une très jeune fille, d’une famille irlandaise catholique. Autorisée à accompagner les journalistes qui font la ronde de nuit, Paddy n’en perd pas une miette et découvre que les deux jeunes assassins n’ont pas pu venir seuls sur le lieu du crime. Qui les a accompagnés ?

Ce roman d’apprentissage raconte aussi bien une enquête dure, impitoyable, que les mœurs d’une communauté traditionnelle, aux idées étriquées, dans une ville noire, très noire.

Avis d’Enora

Si pour vous, roman policier rime avec roman facile, du genre que l’on lit en diagonale tout en lorgnant sur la télé ou en écoutant d’une oreille distraite, sa belle mère au téléphone , alors ce livre n’est pas un polar. En fait il serait plus juste de dire que ce livre est inclassable dans un genre défini ce qui me réjouit infiniment car comme l’auteur je pense qu’un bon livre est un bon livre, point ! Et qu’il faut arrêter ce sectarisme de tiroirs ! « Je ne crois pas à la distinction entre littérature blanche et littérature noire. Je n’ai jamais lu de commentaire en ce sens qui ne soit un tissu de sottises inspiré par une attitude de classe, sous couvert de théorie artistique »[[Denise Mina]].

Dans cette histoire Denise Mina nous emmène au cœur des problèmes politiques irlandais des années 80. Mais ça se passe à Glasgow, me direz-vous, et Glasgow, ignorante chroniqueuse, se situe en Ecosse ! Tout à fait, mais savez-vous, que 20% de la population écossaise est de souche irlandaise ? Elle est arrivée par vagues d’immigration successives au XIXe siècle à cause de la grande famine (1845-1848, famine qui avait inspiré à l’Irlandais Jonathan Swift, un pamphlet d’une ironie désespérée ou il proposait de manger les nouveau-nés pour résoudre le problème de la faim en Irlande) et du développement économique de la région de la Clyde (mines, sidérurgie, chantiers navals). Dans certaines villes, cette population d’origine irlandaise est largement majoritaire ; population catholique pratiquante dans un pays protestant, l’église d’Ecosse étant une église réformée basée sur le système presbytérien… population toujours en lien avec les évènements qui se déroulent sur le sol de ses ancêtres… or que se passe-t-il en Irlande dans ces années 70/80 ?

Un peu d’histoire :

Quand l’IRA refait surface en 1971, Brian Faulkner, premier ministre d’Irlande du Nord, réintroduit l’internement administratif, cette mesure qui permet d’ordonner la détention de prisonniers pour une durée indéterminée et en l’absence de tout chef d’accusation. Des centaines de catholiques sont arrêtés dont peu appartiennent en fait à l’IRA. Selon Peter Taylor sur les deux mille personnes détenues entre août 1971 et décembre 1975, seulement une centaine était loyalistes. Le 30 janvier 1972, lors d’une des marches organisée par l’Association des Droits Civiques d’Irlande du Nord (NICRA), l’armée britannique tire sur les manifestants faisant 14 morts et de nombreux blessés, c’est le Bloody Sunday. Les rangs de l’IRA se gonflèrent après ce massacre, entraînant un engrenage de mort entre attentats et représailles.

En 1976 le statut de prisonnier politique (Special Category Status) est refusé aux membres de l’IRA. Dans les prisons les révoltes se suivent, refus de porter l’uniforme carcéral (ils vivent nus enveloppés dans une couverture : blanket protest) puis refus de se laver (dirty protest), en réaction les autorités suspendent les visites etc. La surenchère s’installe dans ce dialogue de sourds. Pour les Britanniques les membres de l’IRA sont des terroristes et doivent être traités comme tels, pour les Irlandais catholiques, de toutes opinions politiques confondues, l’incompréhension est grande puisque les terroristes protestants continuent de les chasser de leurs maisons sans réaction des autorités. En 1980, tandis que l’IRA et ses alter ego protestants recommencent à tuer, les blanket men entament une grève de la faim, dix hommes mourront avant l’arrêt de ce mouvement, fin 1981.

C’est dans ce décor sombre que Denise Mina plante son récit, les conflits en Irlande font rage et Glasgow comme à chaque fois, menace de basculer dans la violence. Sombre, le titre l’est tout autant, Le champ du sang, The Field of Blood, rappelle le Vermezö, ce lieu ou les premiers propagateurs hongrois de la révolution française furent décapités au XIIIe siècle.

Deux héroïnes dans son roman : la ville de Glasgow et Patricia Meehan dite Paddy.
Paddy est une jeune femme mal dans sa peau qui se trouve laide, mesquine, stupide, grosse et passe son temps à entreprendre un régime à base d’œufs durs. Issue d’une famille psychorigide qui pour apprendre à ses enfants la différence entre le bien et le mal n’hésite pas à les ignorer pendant des jours et des jours en signe de réprobation familiale, son destin est tout tracé : elle doit se marier (avec un catholique), faire des enfants et aller à la messe le dimanche. Seulement voilà, Paddy qui travaille comme « garçon de courses » dans un journal, rêve de devenir journaliste, n’est pas vraiment amoureuse et n’a jamais eu la foi. Elle va donc se battre, à sa manière, c’est-à-dire sans affrontement mais en résistant. Car tout se ligue pour l’empêcher de réaliser son rêve, ses parents, son fiancé (garçon gentil mais obtus), mais aussi le monde du journalisme où les femmes sont mal vues (elles sont des objets sexuels qui ne sont pas supposés penser) et la société (rares sont les catholiques à exercer des métiers comme le journalisme ou font partie de la police).

Dans son histoire, l’auteur intercale des chapitres concernant un certain Patrick Meehan surnommé Paddy Meehan, surnom qui est aussi celui de Patricia. Cet homme, Denise Mina l’a vraiment rencontré et interviewé ; agent double, emprisonné pour un meurtre dont il a toujours affirmé être innocent, il a soutenu toute sa vie avoir été la victime d’un coup monté par les services secrets pour s’assurer de son silence. Pourquoi ces pages me direz-vous ? Parce que notre héroïne se réfère souvent à la volonté de cet homme qui n’a jamais cédé à la pression et qui a continué à proclamer son innocence. Parce que dans le monde dans lequel vit Paddy, tout est politique, sa tante organise des tombolas pour collecter des fonds destinés à l’IRA et elle-même avoue que bien que n’ayant jamais vraiment souffert de discrimination anticatholique, elle trouve un certain plaisir à s’octroyer le statut d’opprimée politique. Tout baigne dans un climat de plus ou moins grande corruption. La police influence les témoins, falsifie les preuves pour affirmer ses présomptions. Prise dans cette atmosphère glauque, Paddy va faire des choix qui moralement la tourmenteront et c’est toujours la référence à Patrick Meehan qu’elle prendra pour redonner un sens à sa vie. Car tous les personnages du roman portent en eux une espèce de dimension tragique qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Shakespeare .

Denise Mina a réussi à donner naissance à une héroïne humaine, extrêmement attachante dont elle promet de nous faire partager la vie et les aventures dans quatre prochains tomes. Elle nous plonge au sein de cette ville qu’elle connaît bien, nous en fait découvrir les recoins cachés ainsi que ses habitants, dans un portrait pas toujours flatteur mais teinté d’un humour noir typiquement écossais dont malheureusement la traduction nous prive d’une certaine saveur. « Je crois que nous sommes, comme les Russes, un pays sombre, et que nous aimons recourir à l’humour dans des situations de souffrance et de tristesse. À mon avis, c’est un signe de santé. Les blagues sont toujours plus drôles pendant les enterrements. »[[Denise Mina]]

Fiche Technique

Format : broché
Pages: 406
Editeur : Le Masque
Collection : Le masque
Sortie : 17 octobre 2007
Prix : 21,50 €