Interview de Boucq & Sente

D.D. : Comment est née la coopération sur le Janitor ?

Y.S. : Je suis arrivé au Lombard où pendant 16 ans j’ai été directeur d’édition. Croyant avoir un talent de scénariste j’ai proposé un scénario de Blake et Mortimer qui a été pris [[« La machination Voronov », 14e tome des aventures de Blake & Mortimer]]. Puis j’ai rencontré Rosinski et La Vengeance du Comte Skarbek est née [[Dargaud]]. Je réalise deux scénarios par an. Nos centres d’intérêt communs avec Boucq ont débouché sur une collaboration.

BOUCQ : Pendant une dizaine d’années je me suis documenté sur l’univers chthonien de l’espionnage et je me disais qu’il serait intéressant de trouver un point de vue par lequel on puisse parler du monde contemporain à travers les services de renseignement. On peut évoquer les éléments un peu sournois de l’occultisme et de l’espionnage et en même temps avoir une référence avec notre monde culturel. Le meilleur moyen c’est le Vatican grâce à la culture judéo-chrétienne. Les services secrets, notamment ceux du Vatican permettent d’avoir de l’action et d’être en prise directe avec les évènements de notre temps.

D.D. : Les services secrets du Vatican existent-ils ?

BOUCQ : Ils peuvent exister. La plupart du temps il faut se documenter pour que l’histoire d’aventure romanesque soit crédible. Il faut que la source d’information soit bonne. On s’intéresse tous les deux à ces choses. Avec « Gueule du diable » j’avais préparé de la documentation sur les services secrets. En tout cas d’après tous les documents que j’ai pu lire sur le Vatican, on peut établir qu’à plusieurs reprises il y a eu des services secrets. La plupart sont des services de renseignement. Pour préserver le Vatican de ses informations a été créé les services du chiffre pour chiffrer les documents et les envoyer à travers le monde. En même temps on peut imaginer que toute la trame des curés et des jésuites à travers le monde forme un tissu de renseignement inouï.

Le Vatican est un état et comme tout état il a besoin de se protéger contre les puissances. Mais en même temps c’est une idéologie, une manière de percevoir le monde, d’imprimer sa perception au monde. A partir de ce moment là il faut lutter contre les autres idéologies qui cherchent à vous infiltrer ou à vous évincer du monde. Toutes ces luttes intestines impliquent de la diplomatie ou des agents, des conspirateurs.

D.D. : Ce héros « Janitor » (« gardien de la porte » en latin) est singulier de bien des manières.

Y.S. : Au départ, ce personnage est réel. Ce n’est pas une caricature d’agent secret. Il a démarré sa carrière comme garde du corps, une activité qui est plus nécessaire que jamais, mais il est resté un laïc. Ses patrons lui proposent vu ses succès de rejoindre la « police des polices » au sein du Vatican, de gérer des problèmes que connaît toute organisation.
Il est sensible au charme des femmes. La séduction est un élément indispensable aux services secrets. Mais il n’a pas encore prononcé ses voeux.

Nous allons faire évoluer le personnage. A l’intérieur de la trame va se dérouler une aventure intérieure avec sa propre quête d’identité (je précise qu’il n’est pas amnésique). Nous allons explorer la vie de ses ancêtres. Cela permet de réaliser une sorte de documentaire du contexte de notre époque issue de la deuxième guerre mondiale.

BOUCQ : Nous allons évoquer la période post-nazisme, les découvertes et la manipulation nazis pouvant être encore aujourd’hui d’actualité.

D.D. : Quel est l’avantage d’utiliser le Vatican dans la narration ?

Y.S. : Notre envie de départ est d’évoquer des sujets qui nous intéressent tous les deux dans le monde contemporain. Sur cette actualité va se poser le regard d’agents secrets. Que ce soit dans le roman, la BD ou le cinéma ont déjà été évoqués les regards portés par des centaines d’agents secrets qui pour la plupart appartiennent à des agences très connues. Le Vatican a un regard différent. On sort d’une campagne politique où les gens sont élus pour un laps de temps déterminé et relativement court, alors que le pape est élu à vie. Le Vatican existe depuis 1600 ans et sa structure n’a pas changé. Le héros ou plutôt ses patrons vont avoir un regard différent.

Lorsque le Vatican se pose une question sur l’évolution du monde il ne se demande pas comment il pourrait régler la chose pendant les 3, 4 ans à venir avant la prochaine échéance électorale. Non c’est commun de gérer la chose pour le siècle à venir. Le Da Vinci Code est très bien fait. Je n’ai rien contre Dan Brown. Mais ce n’est pas du tout notre propos. On ne s’interroge pas si Jésus a eu une relation avec Marie-Madeleine. Cela m’est complètement égal. Ce qui m’importe c’est de voir le point de vue du Vatican, comment il regarde le monde et comment il analyse les mouvements profonds de société et les thématiques importantes actuelles et c’est cela que l’on va essayer de développer à travers l’aventure de notre personnage.

BOUCQ : Cela permet de trouver quelqu’un ayant un point de vue de pouvoir temporel (puisque le Vatican est un état) et en même temps du pouvoir spirituel. N’oublions pas les références culturelles dont nous sommes les dépositaires. Cela permet de jeter un regard différent de ce point de vue là sur le monde dans lequel nous vivons. C’est intéressant de raconter une histoire d’aventure et en même temps de parler de notre époque.

D.D. : Vous évoquez également le pouvoir de l’argent.

Y.S. : Le Vatican est un état. Mais c’est aussi une organisation humaine qui comme toute organisation a besoin de fonds, des fonds qu’il gère. Dès le départ on approche des choses avec un point de vue très contemporain.

BOUCQ: J’adore les lieux de concentration et Davos est un lieu de concentration de pouvoir.

D.D. : Vous décrivez également des lieux exotiques.

BOUCQ : Culturellement et symboliquement le Krak des Chevaliers et l’île Malte sont des lieux importants de contact entre la Chrétienté et l’Islam.

Y.S. : Et puis Malte est célèbre depuis peu. Quelqu’un en revient. Mais malheureusement pour nous il ne s’y est pas attardé [[ Corto Maltese ?… Non, cela ne doit pas être de lui dont il s’agit.]].

BOUCQ : Il ne faut pas négliger l’importance du décor. Cela permet de décrire une course-poursuite en voiture dans des rues qui sont de gigantesques escaliers. La narration est également optique. Il y a des histoires qui ne peuvent être relatées que par la BD. Une BD réussie est celle qui ne peut pas être adaptée au cinéma.

D.D. : La moitié de l’ouvrage est relatée en « voix-off », ce qui est assez original.

BOUCQ : La voix off est rarement utilisée dans la bande-dessinée. Elle procure un avantage énorme. Elle permet de raconter beaucoup de choses rapidement tout en permettant d’avoir de superbes images derrière, sans que cela soit deux personnages qui se parlent avec de grosses bulles qui envahissent toute l’image pour expliquer la même chose. Un autre avantage est que l’image ne correspond pas nécessairement au texte.

D.D. : Comment s’est déroulée la collaboration entre les deux auteurs ?

BOUCQ: Pour faire une bonne BD il est préférable d’être dans les intentions primordiales du projet. J’ai jugé utile de travailler avec un scénariste. C’est plus pratique pour la discussion et la consultation de nos documents respectifs. On l’a envisagé à deux et il l’a écrit.

Y.S. : J’ai élaboré le thème, les scènes, les dialogues et il va les réinterpétrer selon sa vision.

BOUCQ : J’ai parfois une idée qui va rendre la séquence plus forte. Il faut alors intégrer cet élément sans changer le sens de l’histoire.
Y.S.: Nous avions d’abord eu l’idée d’une histoire en un seul tome. Mais l’histoire s’est avérée tellement riche que nous avons décidé de conclure au bout du 2e volume…Nous sommes Dieu!

D.D. : Cette histoire s’avère riche en éléments qui n’appartiennent pas seulement au thriller classique se déroulant dans le monde contemporain avec des attentats au gaz en Iran ou plus surprenant l’intervention d’une mystérieuse petite-fille.

Y.S. : On ne peut décrire des éléments actuels au cas où un lecteur découvrirait ce tome dans plusieurs années. On ne peut coller à l’actualité si on veut que cette BD vieillisse bien.

BOUCQ: Je n’exclue pas la spiritualité de la chose, que l’ésotérisme apparaisse. Mais ce n’est pas la démarche première. Aussi je ne peux pas amener une histoire qui soit purement technique. La part d’irrationnel est nécessaire, d’où l’émergence d’éléments irrationnels.

Propos recueillis par Damien Dhondt

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