Laura – Avis +

Résumé

Laura (Gene Tierney) a tout pour elle : elle est belle, riche, intelligente et bien entourée. Waldo Lydecker (Clifton Webb), le célèbre éditorialiste new-yorkais, l’a prise sous son aile et la protège. Partagée entre le charme de Shelby Carpenter (Vincent Price), qui la demande en mariage, et l’emprise de Lydecker, Laura s’isole pour faire le point. Le lendemain, la police la retrouve morte dans son appartement. Lorsque le détective McPherson (Dana Andrews) mène l’enquête, tout ce qu’il apprend, lit, entend ou voit sur Laura, fait naître en lui un étrange sentiment de fascination et de séduction (présentation du DVD).

Avis de Marnie

Par ces bizarres retournements de situation que seul le cinéma est capable d’engendrer, sorti en édition collector en 2005, avec une présentation luxueuse et prestigieuse ainsi que des bonus rares et captivants, Laura, en 1944, n’a été considéré que comme un divertissement, qui trouvera un énorme succès public alors que les critiques étaient plus que mitigées. Il remportera seulement l’Oscar de la meilleure photographie en 1945 (le film qui gagna cette année là Going my way (La route semée d’étoiles) est tombé dans les oubliettes)… et immanquablement Laura est considéré aujourd’hui comme une référence en matière de film noir (et diffusé actuellement sur TCM).

Il m’est impossible de commenter ce récit sans révéler certains coups de théâtre qui ponctuent une intrigue policière originale et d’excellente qualité, et c’est en fait ce qui a attiré Otto Preminger en lisant le roman de Vera Caspary. Il se battit seul pour pouvoir l’adapter à l’écran. En effet, Zanuck, le patron de la Fox, quelques mois auparavant après une querelle mémorable avait dit à Preminger «Tant que je serai à la Fox, jamais vous ne réaliserez un film», et confia Laura à la fameuse unité de séries B (d’où le terme “séries B” souvent galvaudé) sous la production et la supervision de Preminger. Vera Caspary fut d’ailleurs horrifiée de voir son roman devenir une vulgaire série B. Zanuck imposa le réalisateur Rouben Mamoulian qui fut viré après 18 jours de tournage par Preminger. En fait, de mauvaise grâce, le patron de la Fox qui souhaitait sauver ce qui s’apparentait à un désastre, accepta enfin de lui confier la réalisation.

Dans ses mémoires [[l’autobiographie la plus émouvante et la plus dramatique que j’ai jamais lue, qui m’a arraché des larmes et que je conseille aux amoureux du 7e art]], l’actrice la plus belle du cinéma américain, Gene Tierney [[je sais je suis partiale mais j’assume !]] dit que «Laura domine l’histoire de sa présence, que l’on perçoit sans jamais la voir, pendant la moitié du film. Elle est victime d’évènements qu’elle n’a pas voulus et ne peut contrôler. Laura est une femme mystérieuse, fatale, inaccessible, le genre de femme que j’admirais dans les pages de Vogue quand j’étais adolescente.»

Les deux autres personnages masculins principaux furent confiés à des quasi inconnus :

– Dana Andrews, considéré comme un “bleu” trop immature pour faire un policier pur et dur comme on les représentait à l’époque (comme par exemple Bogart), et dont pourtant les sentiments vont se lire peu à peu sur son visage qu’il tente de garder impénétrable, le rendant profondément humain et émouvant : la perplexité, l’attirance, le trouble et une certaine fragilité…

– Clifton Webb, comédien de théâtre à Broadway qui n’avait jamais tourné au cinéma, crève littéralement l’écran, aidé en cela par sa démarche, ses poses, son dédain et sa sophistication, en totale opposition avec le côté un peu frustre du policier. Son engagement par les studios est la plus grande bataille gagnée par l’héroïque producteur. Le film est resté dans les mémoires pour les répliques brillantes et caustiques de Lydecker dont certaines restent les plus célèbres du cinéma, écrites par le poète Samuel Hoffenstein (imposé lui aussi par Preminger) ainsi qu’une mythique première phrase du film prononcée d’un ton tragique en voix off par Lydecker : «I shall never forget the week-end Laura died (Je n’oublierai jamais le week-end où Laura est mort) qui donnera un ton crépusculaire à l’histoire.

Du tableau (dont on peut dire qu’il est le “personnage” central du film), Preminger dit dans ses mémoires que Mamoulian l’avait fait peindre par sa femme mais que le
résultat était plus que décevant. Il eut l’idée «d’agrandir une photo de Gene Tierney et de la recouvrir de peinture à l’huile pour adoucir les contours. Ainsi ce portrait conserverait-il toutes les qualités d’une peinture tout en évoquant parfaitement les traits de l’actrice.» Je peux affirmer que le résultat est fabuleux. La beauté de Gene Tierney est si envoûtante que nos yeux ne peuvent se détacher de ce portrait pourtant souvent en arrière plan, rendant la présence de la jeune femme littéralement obsédante.

Anecdote

Preminger n’arrivait pas à trouver le thème musical. Son choix pencha du côté de Smoke gets in your eyes, Summertime et enfin Sophisticated Lady mais le compositeur du film David Raskin, n’était pas satisfait d’utiliser ces standards de jazz entendus encore et encore. D’après un documentairediffusé sur Arte, Raskin dit lui-même qu’il proposa à Preminger de lui trouver «LE» thème, et le réalisateur accepta en lui donnant un ultimatum de deux jours. Tapant des notes sans suite sur son piano, les heures passaient, sans qu’il puisse créer une musique digne de ce nom, lorsque soudain sa femme l’appela au téléphone pour lui annoncer … qu’elle le quittait. Littéralement sonné, il se mit au piano et dans les minutes qui suivirent, il composa l’obsédant Laura. Après la sortie du film, le thème eut un tel succès que Johnny Mercer écrivit des paroles, et cette chanson reste un des plus célèbres standards de jazz dont il existe au minimum 375 versions (Frank Sinatra, Sarah Vaughan, Ella Fizgerald…)

Évidemment, je suis une fan absolue de ce film que j’ai du voir au moins une quinzaine de fois, mais je redécouvre un plan, une réplique, un détail nouveau. Je ne peux imaginer ce film colorisé, le noir et blanc suggérant une atmosphère pleine d’ombres et de mystères, de poésie et de cruauté mêlées. Reste une des scènes mythiques du cinéma (vue, revue et jamais oubliée lorsque l’on voit un reportage sur la Fox), le détective erre dans l’appartement, s’assoit dans un fauteuil face au portrait et s’endort peu à peu alors que l’on entend en fond le fameux thème musical, quand soudain…

Sources

Gene Tierney : Mademoiselle, vous devriez faire du cinéma

Otto Preminger : autobiographie