Entretien avec Anna Feissel-Leibovici

Merci beaucoup à Anna Feissel-Leibovici d’avoir pris le temps de répondre à nos questions avec tant de patience et de minutie.

Son livre, Quel Brontë êtes-vous ?, vient de sortir aux éditions Librinova (en formats broché et numérique), et propose une approche très originale et totalement inédite sur la fratrie Brontë. On ne peut que saluer cette initiative, tant les écrits en français (traduits ou non) sur cette célèbre famille demeurent rares dans les bibliothèques et librairies hexagonales.

Onirik : Bonjour Anna, pouvez-vous en quelques mots, présenter votre parcours, qu’est-ce qui vous a amenée à écrire ce livre ?

Anna Feissel-Leibovici : Je suis devenue psychanalyste après avoir fait de longues études de lettres classiques. Ce sont deux disciplines qui s’accordent très bien et se nourrissent l’une de l’autre. Freud disait que les écrivains précèdent les psychanalystes dans l’art d’éclairer les énigmes de la psyché humaine, et que leurs œuvres ont pour eux valeur d’enseignement. J’étais déjà autrice de deux livres de psychanalyse, mais j’avais le désir d’écrire quelque chose de purement littéraire. Le temps passait, lorsque j’ai rencontré les Brontë. Je parle des personnes, plus encore que de leurs œuvres. Je n’ai plus pu les quitter.

C’est ma «Brontëmania» qui m’a poussée à écrire un livre pour me dégager d’une passion qui devenait un peu trop prenante. Pendant plusieurs années, je n’ai plus lu que leurs romans ou bien les biographies qui leur étaient consacrées. C’était une expérience étrange, mais tellement agréable, que je risquais de me complaire dans le monde où je vivais avec ceux qui étaient devenus mes sisters and brother. Il est devenu clair, à un moment, qu’il me fallait percer la bulle en faisant quelque chose de ce que j’avais vécu dans leur compagnie. Leur fréquentation avait eu des effets sur ma vie. Je ne voulais pas écrire une biographie de plus- il y en a déjà tant et d’excellentes-, mais un livre qui puise autant dans la vie des Brontë que dans la mienne et qui relate mon aventure avec eux.

Le moment qui a toutefois été déterminant fut celui où j’ai découvert que les enfants Brontë avaient tous les quatre été des enfants écrivains, et cela bien avant que les sisters ne deviennent les autrices de chefs-d’œuvre inoubliables. Les Juvenilia, ou œuvres de jeunesse, comptent plus de pages à elles seules que tous les romans des sisters réunis. Elles sont écrites d’une écriture minuscule impossible à déchiffrer à l’œil nu. Ce sont les chroniques de «Verdopolis», le monde imaginaire très élaboré que les jeunes Brontë inventèrent et firent vivre d’abord tous les quatre, avant qu’Emily et Anne ne prennent leur indépendance en créant leur propre royaume, «Gondal». C’était un merveilleux remède contre la solitude dans laquelle vivaient les sisters and brother, qui avaient perdu leur mère très tôt et dont le père était lui-même de nature solitaire, outre le fait qu’il était occupé par ses ouailles et ses sermons.

Onirik : Quel est votre premier souvenir des sœurs Brontë ? Votre première approche ? Votre première lecture ?

Anna Feissel-Leibovici : J’ai dû lire d’abord Jane Eyre, vers 10-11 ans, et je me suis tout de suite identifiée à cette pauvre orpheline jetée dans une horrible pension, qui parvenait, en dépit de ce mauvais départ dans la vie, à gagner liberté et indépendance, toujours poussée par sa détermination et sa droiture.

Quelques années plus tard, j’ai découvert Les Hauts de Hurlevent, l’unique livre écrit par Emily, et j’ai eu le sentiment de pénétrer dans un monde sauvage, qui obéissait à ses propres lois : l’amour, la cruauté et la transgression. C’était idéal et fascinant pour une adolescente ! Pour la première fois, je lisais un livre qui ne finissait pas bien, car la vengeance de Heathcliff s’accomplit tragiquement sur deux générations, et j’ai longtemps conservé la saveur d’un malaise inquiétant, mais non sans charme.

Onirik : A quel moment avez-vous su que vous aussi alliez entrer dans le cercle de ceux qui ont écrit sur les Brontë ? Comment se passe le processus de publication de votre livre ?

Anna Feissel-Leibovici : Cela s’est peut-être bien passé comme je le relate, à un moment où, me trouvant dans la bibliothèque du presbytère, à Haworth, j’apercevais de la fenêtre le minuscule cimetière en contrebas. J’ai eu la perception du renouvellement incessant de l’inspiration suscitée par les sisters and brother, d’une ronde de générations qui s’entrouvrait pour que je m’y joigne à mon tour.

Onirik : Comment connaissez-vous autant de détails sur les sœurs ? Quelles ont été vos sources ?

Anna Feissel-Leibovici : Si vous lisez pendant des années sur un même sujet, vous finissez par en connaître un bout. L’encre a beaucoup coulé sur la famille Brontë, on n’a que l’embarras du choix. Mais peu d’ouvrages leur sont consacrés en langue française ; c’était tout du moins le cas, lorsque j’ai commencé à me documenter, il y a une dizaine d’années. J’ai bien sûr lu la biographie princeps, celle qui a été écrite par Elizabeth Gaskell, l’amie de Charlotte, et qui a été traduite en français ; puis il a fallu, pour continuer, que je lise en anglais, alors que mon anglais, à l’époque, n’était pas si fluent que cela. Mais je ne me suis pas arrêtée à ça, et je me suis lancée dans d’énormes volumes. Il faut dire que ma pratique du latin et du grec ancien m’ont habituée à lire une langue étrangère sans accéder immédiatement au sens ; ma pratique de la psychanalyse a renforcé cette haute tolérance à ne pas tout comprendre…

C’est ainsi que j’ai cheminé, de biographie en biographie, pour mon pur plaisir, et sans aucune visée universitaire, je tiens à le préciser. J’avais donc déjà pas mal avancé, lorsque je me suis rendue à la bibliothèque d’Haworth, attenante au presbytère où la famille Brontë a vécu. Là sont conservés quelques joyaux, entre autres des feuillets parcheminés, couverts de l’écriture des sisters and brother, à l’époque où ils rédigeaient secrètement les chroniques de leurs mondes imaginaires, «Verdopolis» et «Gondal».

Que vous lisiez une biographie consacrée à Emily ou à Charlotte, ou encore à Anne, toutes mentionnent l’histoire tragique des deux sœurs aînées. Les sisters and brother étaient tellement liés, que bien des éléments de leurs vies se retrouvent d’une biographie à l’autre. Pour vous citer quelques-unes de mes sources :

– Lyndall Gordon, Charlotte Brontë, A passionate life
– Rebecca Fraser, Charlotte Brontë
– Claire Harman, Charlotte Brontë
– Daphné du Maurier, Le Monde infernal de Branwell Brontë
– Juliet Barker, The Brontës, une somme de plus de mille pages
– Deborah Lutz, The Brontës cabinet, Tree lives in Nine objects.

Sur le séjour à Bruxelles, le livre de Helen Mac Ewan, Les sœurs Brontë à Bruxelles, a été traduit en français.

Et il faut signaler la parution récente aux Éditions de la Table Ronde, de Lettres choisies de la famille Brontë, 1821-1855. Les Juvenilia sont réunis dans le volume 3 des éditions Robert Laffont sur les Brontë.

Onirik : Racontez-nous votre voyage au pays des sœurs Brontë, qu’avez-vous ressenti ?

Anna Feissel-Leibovici : Le voyage à Haworth s’imposait, tant l’écriture des sisters est liée à ce village isolé, qu’elles n’ont pour ainsi dire jamais quitté – c’est particulièrement vrai d’Emily -, et à la lande sauvage qui l’entoure. J’étais très émue en visitant le presbytère, où les sisters and brother ont vécu quasiment toute leur vie : c’est un lieu où souffle l’esprit, une demeure à la fois modeste et soignée, aux proportions exiguës, qui contrastent avec la vastitude de la lande qui se déploie à perte de vue derrière la maison.

Mais comme je suis un rat de bibliothèque, j’ai aussi adoré passer mes journées dans cette vaste et unique pièce blottie contre le presbytère, cernée de livres de toutes parts. Et tous relatifs aux Brontë ! Autrement dit, le paradis.

Onirik : Finalement, quelle est la sœur dont vous vous sentez la plus proche ? A la lecture, il semble que ce soit Emily…

Anna Feissel-Leibovici : Bien vu, Claire, c’est d’Emily que je me sens le plus proche, pour son exigence, son amour des animaux parfois poussé au détriment des humains, et son regard critique sur le monde, mais aussi pour son mauvais caractère ! Il y a chez elle une intégrité et une pureté morale extrêmes, qui me la rendent toutefois inaccessible.

Onirik : Vous mentionnez à plusieurs reprises Maria et Elizabeth, les deux sœurs aînées mortes si tôt, et qui ont été probablement de fortes sources d’inspiration pour les trois célèbres romancières. De quelles sources disposons-nous aujourd’hui pour en savoir plus sur elles ?

Anna Feissel-Leibovici : Toutes les biographies des Brontë parlent de ces deux sœurs aînées, dont la disparition a profondément marqué les sisters and brother. En l’absence de leur mère, morte de maladie très vite après la naissance d’Anne, Maria était devenue une mère de substitut pour ses jeunes frère et sœurs. Charlotte a assisté au calvaire vécu par sa sœur aînée au pensionnat de Cowan Bridge, où elle se mourait de tuberculose sans soins ni assistance, contrainte de suivre le mode de vie très rude des autres pensionnaires bien portantes. Cette tragédie a suffisamment marqué Charlotte pour qu’elle fasse revivre Maria sous les traits d’Helen Burns dans Jane Eyre. Branwell également est resté inconsolable de la disparition de cette sœur, dont il était le plus proche en âge et qui s’occupait si affectueusement de lui, comme elle l’avait promis à leur mère sur son lit de mort.

Onirik : Etes-vous déjà allée à Bruxelles sur les traces des sœurs Brontë ?

Anna Feissel-Leibovici : Non.

Onirik : Finalement, comment s’est passée cette fameuse soirée au Japon (le bal et le spectacle) ?

Anna Feissel-Leibovici : Le bal masqué de Nyamata est une fiction et j’ai passé son déroulement sous silence, car c’était un autre livre. Mais j’ai souvent eu l’idée d’un tel bal masqué, et il n’est pas dit que je n’en organiserai pas un, pourquoi pas pour fêter le livre, s’il a du succès !… Ce n’est pas un petit projet à monter, mais ce serait une manière de donner une suite au roman. Vous serez invitée, Claire. En quel personnage de l’univers des Brontë vous déguiseriez vous ? [si j’osais, en Jane Eyre !]

Onirik : Avez-vous gardé des liens avec des, osons le terme, « fans » des sœurs Brontë ? (on est quand même encore loin de la « austenmania »)

Anna Feissel-Leibovici : Non, pas vraiment, j’ai plutôt tendance à vivre ma passion en solitaire, mais le livre est justement une tentative de la partager avec eux.

Onirik : Quelle est la sœur qui vous accompagne pour la sortie de ce livre ?

Anna Feissel-Leibovici : C’est Charlotte, indiscutablement, et Anne dans une moindre mesure. Toutes deux souhaitaient que leurs livres rencontrent le succès, alors qu’Emily, sans être indifférente aux critiques littéraires, tenait à rester incognito sous son pseudonyme d’Ellis Bell, et détestait l’idée du public. Charlotte était la plus ouvertement ambitieuse des trois sisters, elle confessait désirer « être connue pour toujours », et elle n’avait pas eu peur d’envoyer certains de ses textes au célèbre Southey, le poète lauréat, pour les soumettre à son appréciation. C’est donc tout naturellement que ses deux sœurs la désignèrent comme interlocutrice auprès des éditeurs, lorsque les sisters se mirent en quête de publier leurs romans, poussées par la nécessité de gagner leur vie.

Il y a toutefois une force morale chez Charlotte, que j’admire plus que tout, une conviction d’être écrivaine envers et contre tout, qui force mon admiration. Imaginez que son premier roman, The Professor, n’a jamais été publié de son vivant ! Même George Smith, l’éditeur de Jane Eyre, qui vit ses affaires prospérer grâce au succès du roman, refusa toujours de l’éditer. Ce n’est pourtant pas un mauvais roman. Voici où je veux en venir et ce dont je ne me sens pas forcément capable : lorsque Charlotte vit revenir son manuscrit pour la -énième fois, quasiment tous les éditeurs l’ayant refusé, elle se résolut à le mettre de côté dans un tiroir, et, cela fait, elle commença à écrire Jane Eyre dès le lendemain…

Onirik : Nous fêtons cette année les 200 ans de la naissance d’Anne, sans doute la moins connue/lue/mal publiée (?) des sœurs, comment expliquez-vous cette différence par rapport à ses aînées ? De ce côté-ci de la Manche en tous cas…

Anna Feissel-Leibovici : Anne, la plus jeune des sisters, gagne à être découverte, et une féministe ne s’y trompe pas. C’est chose faite – ou en train de se faire – en Angleterre, grâce aux études qui ont été faites sur elle et sur son œuvre, en ce début de XXIe siècle, mais elle est encore très mal connue en France. Anne était un modèle de grâce et de modestie, une personne aimable, qui ne souhaitait contrarier personne, ce qui ne l’a pas empêchée d’inventer le genre littéraire des « vies minuscules », en choisissant pour héroïne de roman, une pauvre gouvernante, Agnes Grey, qui a priori n’intéressait personne. Mais je ne saurais expliquer pourquoi elle est restée cachée si longtemps derrière ses célèbres sœurs, alors que ce qui est passionnant dans l’histoire de cette fratrie, c’est la floraison de trois chefs-d’œuvre en une même saison, Jane Eyre, Wuthering Heights, Agnes Grey.

Peut-être qu’avoir choisi pour un premier roman le registre d’une « vie minuscule » lui a nui, il faudrait questionner les spécialistes et la curatrice du musée, Ann Dinsdale, qui m’avait accueillie si aimablement lors de mon séjour. Toujours est-il que la sortie du second roman d’Anne, La Recluse de Wildfell Hall, connut un succès relatif, dû en grande partie au parfum de scandale qui en émanait : l’héroïne a épousé par amour et contre l’avis de sa famille un homme de bonne famille, qui la trompe, la ruine et sombre dans l’alcoolisme. Helen le quitte, s’enfuyant avec leur enfant, pour se retirer loin du monde dans un manoir isolé. Comble de l’audace, elle est autonome et réussit à vivre de sa peinture !

Anne, qui avait, comme ses sœurs, vu Branwell sombrer dans l’alcool, en avait déduit qu’on ne change pas un être humain, et elle voulait faire œuvre utile en avertissant les jeunes filles possiblement sur le point de commettre l’erreur d’Helen. Elle les incitait à fonder leurs projets sur leur indépendance, plutôt que sur de vains espoirs. Cela suffisait pour scandaliser les familles victoriennes, dans lesquelles on attendait surtout d’une épouse qu’elle manifeste sa capacité de selflessness, autrement dit à s’effacer elle-
même. Mais le livre eut aussi de bonnes critiques, et connut une seconde édition, ce qui permit à Anne de ré-affirmer ses convictions dans une préface, en répondant à ses détracteurs. Un succès relatif, donc, mais peu connu en France, pour ne pas dire, totalement inconnu.

Onirik : On a presque le sentiment que vous en voulez à Charlotte de s’être mariée ? [avec Arthur Bell Nichols]

Anna Feissel-Leibovici : Oui et non, comme il lui arrivait de répondre elle-même, lorsqu’on lui posait une question à laquelle elle ne souhaitait pas vraiment répondre. Oui, j’ai eu l’impertinence de me moquer du révérend Nicholls, qui devint l’époux de Charlotte : il représentait tout ce dont elle avait été la première à se moquer. Elle l’avait elle-même ridiculisé dans Shirley ! Son revirement a donc de quoi surprendre, mais en disant cela, je suis de mauvaise foi, car on épouse très facilement quelqu’un qui n’est pas son genre, Proust l’a écrit et montré avec Swann. Cela m’a donc amusée de renvoyer Charlotte, my sister, à ses contradictions, mon inquiétude étant qu’elle cesse d’écrire une fois confrontée à ses obligations conjugales de femme de pasteur. Cela n’a, semble-t-il, pas été le cas, puisqu’elle avait un nouveau roman en train, lorsqu’elle est tombée malade pendant sa grossesse.

Il est vrai que si quelque chose m’agace un peu chez Charlotte, c’est sa propension à faire d’un homme son maître, alors qu’Emily ne pouvait pas se soumettre à un homme. Il lui fallait garder sa liberté de pensée et son originalité.

Pour revenir au choix amoureux de Charlotte, il semble qu’elle ait été très heureuse auprès de son révérend de mari, le peu qu’ils auront vécu ensemble, pas tout à fait une année.

Onirik : D’après vous, peut-on comprendre Emily Brontë en lisant son roman et ses poèmes ?

Anna Feissel-Leibovici : La sauvagerie et la cruauté d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent ne sortent pas de n’importe où. Emily semblait n’avoir peur de rien, ni mentalement, ni physiquement. Elle pouvait se faire mordre par un chien enragé et cautériser elle-même sa plaie au fer rouge, sans rien dire à personne. Mais surtout, Cathy et Heathcliff, ses héros adolescents, n’acceptent pas d’entrer dans le monde des adultes, fait de limitations de toutes sortes. Ils ont grandi, rêvé, joué, aimé, dans la lande illimitée, qui leur appartenait. On ne renonce pas aisément à pareil royaume. On retrouve naturellement dans le roman l’amour d’Emily pour la nature et la grande connaissance qu’elle en avait.

Quant à sa poésie, elle appartient pour partie au cycle de «Gondal», c’est-à-dire au royaume imaginaire, qu’elle avait créé avec Anne, et qui coexistait en elle avec le quotidien le plus trivial. Lorsque ses héroïnes se meurent d’amour, prisonnières d’amour dans un donjon, il n’y a donc pas lieu d’y déceler des indications sur la vie sentimentale d’Emily, à qui l’on ne connut jamais aucun amour au sens que cela prend habituellement pour les jeunes filles.

Mais d’autres poèmes sont d’inspiration plus intime. Quand Emily écrit, par exemple :

« J’abjure, Esprit de maîtrise,
Les mesquines voies humaines !
J’ai le cœur et l’âme libres »,

là, on peut la croire à la lettre, c’est tout elle !

Onirik : Quel est votre sentiment sur le révérend Brontë ? Comprenez-vous les choix qu’il a faits pour ses enfants ?

Anna Feissel-Leibovici : Si l’on est tenté de juger le révérend Brontë sur le fait qu’il a successivement mis toutes ses filles, sauf Anne, dans l’horrible pensionnat de Cowan Bridge, il faut toutefois lui accorder des circonstances atténuantes : il était loin d’être riche, il voulait que ses filles reçoivent une bonne éducation, et Cowan Bridge était un pensionnat spécialement destiné aux filles de pasteurs pauvres. Pour le prix d’une pension, il pouvait y scolariser deux de ses filles, ce qui le décida, outre le fait que les noms de personnes très estimables étaient attachés à la réputation de cette institution. Ce qui est un peu plus problématique, c’est que lorsque le révérend Brontë fut appelé à venir chercher sa fille aînée, Maria, qui était mourante, il la ramena à Haworth, mais laissa Elizabeth, Charlotte et Emily à Cowan Bridge. Il fallut la mort d’Elizabeth, peu de temps après, pour qu’il se rendît compte que la dureté, -voire l’inhumanité -, des préceptes du directeur de la pension mettait la vie des enfants en danger.

Je trouve, personnellement, qu’il a mis du temps à réagir.
Ce point essentiel mis à part, le révérend Brontë a toujours essayé d’ouvrir l’esprit de ses enfants à la littérature et à l’art. Lui-même s’adonnait à l’écriture et les sisters and brother avaient accès sans restriction à tous les rayons de sa bibliothèque. Il fit l’acquisition pour eux d’un beau piano et leur permit de travailler avec un professeur.

Reste qu’il se montra très possessif à l’égard de Charlotte, après la mort des trois sisters and brother. On peut se demander si Charlotte ne finit pas par épouser le révérend Nicholls parce que celui-ci était prêt à vivre au presbytère de Haworth, en compagnie du révérend Brontë.

Onirik : Un dernier mot sur Branwell, le frère. D’après vous, que lui a-t-il manqué pour réussir ? Quel a été le grand drame de sa vie ? On a envie de le détester… et pourtant, son tableau apparaît aujourd’hui comme un témoignage extraordinaire…

Anna Feissel-Leibovici : En tant que garçon, Branwell a été très investi par son père et par les sisters elles-mêmes. Il faut dire qu’il était charmant et brillant. C’est lui qui initia la création d’un royaume imaginaire, dont il orchestrait l’Histoire et élaborait les institutions à sa guise, avec la participation de Charlotte surtout. Il avait un ego plutôt fort, si bien que les deux plus jeunes, Emily et Anne, finirent par quitter le royaume de «Verdopolis» pour créer celui de «Gondal», plus en accord avec leur sensibilité.

Comme les sisters, Branwell se voyait écrivain, mais il était également doué pour la peinture. Pour son fils, le révérend Brontë paya les cours du meilleur professeur de la région, et il sembla établi que Branwell deviendrait peintre, tandis que les sisters, si elles voulaient prétendre à un métier, n’avaient guère d’autre choix que de se placer comme gouvernantes. Mais rien ne se passa comme prévu. Branwell commença très vite à donner des signes qu’il avait du mal à vivre dans le monde des adultes, c’est-à-dire en dehors de l’univers imaginaire qu’il avait créé avec les sisters, où tout lui obéissait au doigt et à l’œil. Il pouvait même y ressusciter les morts et ne s’en privait pas. Il sombra progressivement dans la drogue (le laudanum) et dans l’alcool, écrivit de l’assez mauvaise poésie, et une malheureuse histoire d’amour eut raison de ce qui lui restait de force et de clarté d’esprit. Celui qui avait été l’espoir de la fratrie fut le premier à mourir et de déchéance. Ne me demandez pas d’expliquer pourquoi lui : beaucoup d’explications se présentent, mais je ne ferai pas de psychologie.

Merci beaucoup Anna Feissel-Leibovici !

Pour en savoir plus :

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Page d’Anna Feissel-Leibovici sur le site de Librinova
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Site du Bronte Parsonage Museum
Les Soeurs Brontë, La Pléiade, Édition publiée sous la direction de Dominique Jean avec la collaboration de Michel Fuchs et Annie Regourd