De l’acceptation de l’homme barbare

Bien que les mots évoluent, il est parfois bon de revenir aux sources. Rappelons donc en préambule que le Barbare était pour les Grecs toute personne ne parlant pas leur langue et pour les Romains toute personne hors de l’Empire et plus tard les païens pour les catholiques.

Le Barbare est donc celui qui est en dehors de la civilisation. Pour intégrer celle-ci, le Barbare de l’antiquité avait des moyens d’intégration (on peut citer quelques cas d’esclaves devenus citoyens), même s’ils furent autrement plus difficiles que ceux dont disposent aujourd’hui le Barbare contemporain. Les Barbares du moyen-âge avaient la conversion au catholicisme. Ces moyens d’intégration peuvent être vu comme des rites. Rites difficiles.

Au sujet des rites, Pierre Bourdieu constate « En marquant solennellement le passage d’une ligne qui instaure une division fondamentale de l’ordre social, le rite attire l’attention de l’observateur sur le passage (d’où l’expression rite de passage), alors que l’important est la ligne. […] L’effet majeur du rite est celui qui passe le plus complètement inaperçu : en traitant différemment les hommes et les femmes, le rite consacre la différence, il l’institue »[[Pierre Bourdieu, Les rites d’institution, Langage et pouvoir symbolique, Editions Fayard, 2001, page 176]]. De plus il rappelle que « les gens adhèrent d’autant plus fortement à une institution que les rites initiatiques qu’elle leur a imposés ont été plus sévères et plus douloureux.« [[Ibid, page 182ss]].

Ce que nous constatons c’est que la société tend à nous imposer des rites d’initiation dès le berceau pour couper les ponts avec la Barbarie, pour intégrer l’individu de force dans la civilisation, c’est à dire l’ordre social dominant. Ainsi les individus déviants sont irrémédiablement écartés. Les prisons et instituts psychiatriques ne servent pas tant à protéger l’ordre social mais plutôt de garantir que la frontière instituée de la normalité est préservée. La prison ne résout pas la déviance.

Michel Foucault[[Michel Foucault, Surveiller et punir, Editions Gallimard, 1975]] affirme que son inefficacité a été constatée au moment même où elle s’est substituée aux supplices de l’ancien régime. Il s’agit d’un marqueur social, une frontière permettant d’étiqueter les individus, de les positionner dans une sphère particulière afin de donner une structure au Monde.

Pire encore, la prison est un univers en soi qui transforme les individus qu’on y place, par le jeu de la contamination, en délinquants plus aboutis. Elle s’auto-justifie alors, elle génère une réalité qui semble naturelle et qui permet à la fois de justifier le contrôle de tous et de rassurer les honnêtes gens sur leur condition.

Si nous revenons à ces rites d’initiation il suffit de prendre en exemple l’enseignement scolaire qui n’est pas égalitaire au sens qu’il ne donne pas à chacun selon ses capacités, besoins, motivations et aspirations, mais égalitariste à savoir qu’il délivre la même chose pour tous.

Le premier rite d’initiation est celui qui consiste à gommer toutes différences entre les individus, à les fondre dans un moule identique dont seules quelques variations sont tolérées et dont tout écart important est considéré comme une déviance.

Là encore, la lecture de Michel Foucault – et de ce qu’il nomme la discipline – est particulièrement éclairante. L’élève, mais il en va de même du soldat, de l’ouvrier, du malade ou du prisonnier, devient un objet standardisé au travers d’uniforme, de position, de rangement, classement, organisation.

Il est quadrillé par un puissant dispositif statistique qui permet à la fois de le caractériser et de le redresser vers ce qui devrait être la norme ou de l’écarter vers un autre système normatif s’il s’avère décidément irrattrapable.

Un deuxième rite d’initiation est celui qui consiste à interdire tout questionnement du modèle social. L’éducation – scolaire, parentale et sociale – a pour seul objectif l’adhésion au fameux « contrat social ». Mais ce contrat social est bien particulier car il est imposé et jamais questionné. On est bien loin du contrat synallagmatique des juristes qui se définit par la libre acceptation du contrat par les deux parties.

Cela se traduit notamment par la conception quasi-universelle dans notre pays que la démocratie est la seule solution pour vivre ensemble. Là encore, tout avis contraire est considéré comme une déviance. L’homme est un Barbare intégré de force dans un « contrat social » imposé, non négocié et sans alternative dès sa naissance. La négociation peut se faire ultérieurement mais dans certaines limites qui sont notamment celles de la représentation collective et de la dictature de la majorité.

Au final, le débat rejoint celui de la dissociation entre nature et culture, entre inné et acquis. Or ces concepts ne sont pas des discontinuités observables séparément au sein d’un individu. Tout être est un processus. Il est un système, une construction constante résultant de l’interaction entre son passif (patrimoine génétique, éducation, corps, expériences…) et le contexte dans lequel il évolue. L’un n’existe pas sans l’autre.

La mention du contexte pourrait paraître triviale, elle est pourtant largement négligée. Ce tour de passe-passe consistant à faire disparaître la moitié de ce qui fait un humain correspond très exactement à ce pouvoir disciplinaire normatif. En se gardant un monopole sur le choix et la définition du contexte, de la civilisation pourrait-on dire également, le pouvoir établi conserve la main mise sur le reste de l’individu.

L’homme a pourtant une part de lui qui est nécessairement en dehors de la civilisation. Or, ce que la société impose, cet objet créé par le simple désir de vivre ensemble des individus la constituant, c’est justement le mépris de cette part de barbarie parce qu’elle échappe à son contrôle. Ainsi est stigmatisé tout rappel de cette nature barbare : les sports de combats, les jeux vidéos, les romans sentimentaux, les soirées pizzas-bières entre amis, les nains de jardin, le tuning, etc.

Les pratiquer devient un stigmate social[[au sens de Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963, traduit de l’anglais par Alain Kihm, coll. Le Sens commun, Éditions de Minuit, Paris, 1975]], réservé aux catégories de population les moins favorisées. Leur abominable condition de barbare justifie alors leur domination. Il faut bien contrôler ces Barbares à nos portes.

Assumer son état de Barbare consiste pourtant à se recentrer sur l’expérience sensible, à renouer avec l’ici et maintenant et à se dégager des différentes sphères. Ces sphères, dont la réalité est socialement instituée, amènent à élever la représentation, donc un certain idéal, au niveau du fait et par là même à la préférer à la réalité tangible. Cette décorrélation entre l’expérience perçue, remaniée et l’expérience vécue a pour conséquence la plus couramment observée l’indifférence et la minimisation de la souffrance d’autrui.

Or, le mieux vivre ensemble passe par l’acceptation de l’autre en tant qu’individu pleinement sensible autant que doué de raison. Toute action, toute doctrine exagérant l’une de ces parties au détriment de l’autre ou oblitérant l’une ou l’autre, ne peut que créer frustrations et troubles du comportement, et à plus grande échelle : un malaise social.

Ainsi comme l’indique Régis Boyer : « A dater du moment où une peuplade passe au catholicisme, elle sort de la ‘barbarie’. En même temps, les témoignages que certains de ses enfants portent sur eux-mêmes cessent d’avoir un caractère authentique, ils sont contaminés par les déformations, hyperboles et dépréciations […] qui relèvent de l’hagiographie« [[Régis Boyer, Les Vikings, Editions Perrin, 2004, p. 54]].

Apprenons donc à devenir Barbares nous-même, nous y trouverons de la liberté pour nous et de la bienveillance pour tous en retirant le carcan de la conformité imposée.