La dernière Elfe Grise – Episode 6

L’épisode précédent

Ses parents songeaient de plus en plus à se retirer du pouvoir et à laisser à Nassë les reines du royaume. Ce qui n’enchantait guère ce dernier. Il comprenait bien les impératifs, mais voulait conserver sa liberté. Toute relative, cette liberté, car bien sûr, il devait se plier à certaines obligations.

Souvent on avait reproché au prince d’avoir des idées farfelues et trop novatrices, qui n’avaient pas leur place dans la tête de l’héritier. Il savait pourtant que de nombreux jeunes les partageaient, ses idées bizarres. Mais peu avaient le courage de s’opposer à des siècles de vie ritualisée. A commencer par lui. La plupart de ceux qui s’élevaient contre les anciens étaient purement et simplement bannis du royaume. Alors Nassë inventait des excuses qui ne trompaient personne pour refuser les prétendantes qui défilaient.

Il ne pensait certes pas encore au mariage entre Lossëa et lui. En fait, cela ne lui était même pas venu à l’esprit. Jamais ses parents n’accepteraient une princesse déchue. Et le concubinage était un mot inconnu, un mot qui n’avait même pas d’équivalent dans la langue de Nassë. L’amour venait après le mariage, c’est tout.

Il se leva et s’étira. Ce genre de pensées ne servaient qu’à lui plomber le moral. Il faudrait qu’il prenne une vraie décision un jour. Braver ses parents ou se plier à leur choix. Cette façon de sans cesse repousser les choses ne pouvait pas durer éternellement.

Il se tourna vers Lossëa et constata avec stupeur et joie qu’elle avait ouvert les yeux. Elle n’eût pas peur en voyant Nassë près d’elle. Et surtout, elle se su en sécurité, pour la première fois depuis si longtemps.
Elle était parmi les siens. Elle en aurait pleuré de joie.

Intimidé par cette elfe dont il connaissait désormais l’identité, Nassë s’approcha. Il lui prit la main, sans trop réfléchir. Elle se raidit mais ne la retira pas. Et, dans un moment de grâce, elle lui sourit. Elle n’était pas sûre qu’elle y parviendrait mais si. Elle le pu.

Olias revint à cet instant et il brisa la magie :
– Êtes vous la princesse Lossëa de la cité des Îles d’argent ?
Le sourire se fana.
– Je l’étais, oui…
– Vous l’étiez ?
– Je n’ai plus personne à gouverner. Je ne peux plus me prétendre princesse. Elle ferma les yeux, soudainement fatiguée. Elle avait tant espéré ce moment où elle serait enfin délivrée. Elle avait cru pouvoir garder son anonymat. Pourquoi fallait-il que rien ne se passe jamais que l’avait voulu ?

Olias resta silencieux avant de prévenir qu’il allait s’occuper des autres prisonniers trouvés dans les grottes. Il les laissa en obtenant de Nassë la promesse de ne pas trop fatiguer sa patiente. Une fois seuls, ni Nassë ni Lossëa ne parlèrent. Ils profitaient du calme.

La nuit était tombée. Ils écoutaient les bruits de la nature : insectes, rongeurs, oiseaux nocturnes… Et surtout le doux murmure des arbres, si rassurant. Une larme roula sur la joue de Lossëa.
– Ne sois pas triste, lui dit Nassë, la tutoyant sans même s’en apercevoir.
– Je ne suis pas triste. C’est juste si beau. J’avais oublié. Il y a si longtemps…

Elle ne précisa pas sa pensée et Nassë ne lui demanda pas de l’expliquer. Il l’observa à la dérobée. Elle était dans une semi pénombre qui accentuait les angles de son visage. Elle était maigre, mais cela était sans doute dû au temps qu’elle avait passé emprisonnée. Elle avait une bouche d’un rouge pâle, des lèvres fines, un nez bien droit, et des yeux profonds d’un marron presque doré. Ses joues étaient creuses et de longs cheveux noirs, qui avaient été lavés et peignés sommairement, retombaient autour de son visage et en faisaient ressortir sa pâleur.

Malgré tout, il la trouvait belle. Pas d une beauté flamboyante comme celle de sa sœur qui faisait se retourner les gens sur elle, mais d’une beauté discrète et intelligente. Tout le contraire des elfes qu’on lui présentait, qui se mettaient en valeur par des robes chatoyantes et des montagnes de bijoux.

Il déposa un baiser sur ses doigts et s’en fut, la laissant dormir.

Le retour au Royaume Boisé fut laborieux. Le cortège ne pouvait aller bien vite, certains blessés n’étaient pas assez remis pour marcher. Il avait fallu construire des brancards pour les plus faibles. Mis à part Nassë et Lossëa, tous les autres prisonniers libérés étaient humains. Ce n’était pas une raison suffisante pour les abandonner. Les elfes les laisseraient à l’entrée du prochain village.

Ils continuèrent plusieurs jours. Le rythme était plus soutenu désormais. Lossëa maintenant marchait seule, toujours un peu à l’écart. Elle ne cessait de guetter la moindre occasion de fausser compagnie au groupe mais à chaque fois, elle renonçait.

Et chaque sourire de Nassë la confortait dans ce choix. Elle avait toujours été une solitaire. Elle avait toujours craint que ceux avec qui elle avait des affinités ne fussent là que pour son rang et les avantages qu’il offrait.

Elle s’était sans doute privée de nombreuses amitiés ainsi. Mais pour elle, mieux valait la solitude qu’une hypocrisie permanente et une confiance de façade.

Mais Nassë était différent. Il avait pris soin d’elle avant même de connaître son identité. Et il était prince lui-même. Un vrai prince, avec un peuple vivant sur un territoire défini. Il ne pouvait pas être intéressé. Leur relation était basée sur une confiance et des sentiments qu’elle espérait réciproques.

Il était d’ailleurs étonnant qu’elle lui ait fait confiance d’office, elle qui était si longue à se rapprocher des autres.

Son avenir était par contre empreint d’incertitudes. Elle savait qu’elle serait accueillie, logée et nourrie en fonction de son rang et qu’on ne lui demanderait rien de plus qu’être présente à titre officiel aux réunions diplomatiques. Encore que… Peut être pas. Représentante d’un peuple disparu, mort.

Elle ne voulait pas ça. Elle était heureuse de disposer d’un lieu où se réfugier en cas de besoin. Mais elle ne pouvait pas rester ici. Pas encore. Elle avait des choses à régler avec son passé. Elle devait repartir.

Nassë comprendrait-il ce besoin de partir ? Ne la jugerait-il pas ingrate ? Et la question qui la taraudait vraiment, sans qu’elle veuille l’admettre : l’attendrait-il ? Voudrait-il seulement d’elle ?

Elle imaginait que son père avait pour lui rêvé d’un mariage qui apporterait quelque chose à son royaume. Or, elle n’avait plus qu’elle même. Cela risquait de ne pas être une dot considérable…

Comme s’il était conscient du trouble dans les pensées de son amie, Nassë la rejoignit à ce moment. Il lui tendit sa main, qu’elle prit. Ils ne dirent rien, simplement heureux de la présence l’un de l’autre. Alors qu’ils arrivaient aux abords de la forêt, et donc à la fin de leur voyage, Nassë attira Lossëa un peu à part.

« Tu sais, je vais être occupé, une fois que nous serons rentrés. Ma fonction exige un certain nombre d’obligations. Je ne sais pas quand ni comment nous pourrons nous voir. Ça risque d’être difficile. Mais je ne t’oublierai pas. Nous trouverons une solution !

Sans répondre, Lossëa passa un doigt sur la joue du prince, comme pour ôter toute trace d’inquiétude de son visage. Et, acceptant ce geste comme une invitation, il l’embrassa. Ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre. Ils se sentaient bien. Il semblait évident à chacun que leurs vies étaient liées, qu’ils n’avaient fait que s’attendre.

Ce fut Lossëa qui se dégagea la première. C’était le bon moment. Elle n’avait pas à s’enfuir comme une voleuse. Mais ce n’était pas la peine qu’elle aille plus loin.

– Je dois m’en aller.
Nassë l’avait toujours su au fond de lui-même.
– Je reviendrai, je le promets.
Sans répondre, il dégagea sa lame de son fourreau. C’était un beau cimeterre, une superbe lame courbe en S.
– Tu dois la prendre. Il faut que tu puisses te défendre. Tu sais te battre ?
– Oui. Bien que les Elfes Gris aient une réputation de pacifiques, la plupart d’entre nous connaissent… connaissaient les rudiments du combat. Juste… Pas assez.
– Ne peux-tu vraiment pas rester ? Seulement quelques jours ?
– Je ne suis pas prête. J’ai des choses à voir, à faire, à apprendre. J’ai… Elle avala sa salive et se mordit les lèvres. Je dois chercher les miens, savoir si d’autres ont survécu. C’est sans doute un projet stupide, mais peut-être pourrons-nous former une nouvelle communauté avec ce qui reste des Elfes Gris ?
Elle rit.
– Je dois réfléchir et voir le monde. J’ai besoin de temps pour moi.
Elle répéta, après un long silence :
– Je reviendrai, je le promets.
– Très bien.
Il lui prit les mains, la regarda dans les yeux, et ajouta :
– Prends soin de toi. »

Elle lui sourit. Puis elle se retourna et commença à marcher, sans se retourner.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE