Dossier : Beate et Serge Klarsfeld

Y’a-t-il des destins exceptionnels, ou des hommes et des femmes exceptionnels ? Qu’est-ce qui les fait soudain agir ? Qu’est-ce qui motive leur combat ? Ici, une rencontre !

En 1960, sur un quai de métro, alors étudiant, Serge Klarsfeld fait la connaissance d’une Allemande, Beate-Auguste Kunzel, alors, jeune fille au pair. Pendant la guerre, son père était dans la Werhmart, ni résistant, ni hitlérien, juste obéissant. Pour cette jeune femme qui dira « En Allemagne, l’école ne nous apprenait pas grand-chose sur la seconde guerre mondiale. Un professeur nous disait que tout était de la faute des Russes. Avec Serge, j’ai ouvert les yeux. Et ma gêne s’est changée en sentiment de responsabilité morale, historique. » Et pour cet homme sans histoire, raconter ses pensées intimes va soudain lui permettre de sortir de son long silence. « Ça m’a réveillé » dira-t-il.

Élève au lycée Claude-Bernard, où il eut comme camarade Georges Perec, il va même jouer avec lui et un autre enfant, tous trois fils de déportés, mais n’en parlent pas. Sans ambition, ni envie, il est étudiant en sciences politiques, et il garde son enfance et le drame majeur de sa vie secrets. En 1943, alors âgé de 8 ans, il est réfugié avec sa sœur et ses parents à Nice. Son père, Arno Klarsfeld, (Juif d’origine roumaine) combattant de la bataille de la Somme en 1940, est devenu résistant. Il a juste eu le temps de cacher sa famille dans un abri dans la penderie de la pièce, avant d’être emmené par la Gestapo, tout d’abord à Auschwitz, puis dans les mines de Fürstengrübbe après s’être attaqué à un kapo. Il ne reviendra pas.

En 1963, Serge (alors cadre à l’ORTF) et Beate se marient.

Leur fils Arno naît en 1965. Mais de leur rencontre, est née la révolte, pour l’un et pour l’autre. De par ses écrits, la jeune femme est exclue de l’alliance franco-allemande pour la jeunesse, une toute jeune organisation créée par le Président Charles De Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer. En 1968, dans cette France qui ne pense qu’à de nouveaux combats, l’histoire et la mémoire semblent oubliées. Quant à l’Allemagne, c’est l’époque du fameux : « Hitler, connaît pas ! ». Pour les Klarsfeld, ce qu’ils souhaitent, c’est que les anciens nazis quittent leurs postes de responsables politiques ou dirigeants. Ils décident d’utiliser le scandale comme moyen de médiatisation.

Seuls contre tous, ils vont oser défier les gouvernements et les lois. Beate se lance la première lorsqu’elle crie en plein Bundestag « Kiesinger, nazi ! » au chancelier allemand Kurt-George Kiesinger, hurlant qu’il est responsable de la propagande radiophonique du Reich. Ce sera la première fois qu’ils feront parler d’eux dans les journaux. Mais, ce n’est pas assez médiatique. Lors d’un congrès, Beate, déguisée en journaliste, passe derrière les gardes du corps, pour se retrouver face à face avec le chancelier et n’hésite pas à le gifler violemment devant tout le monde (elle écopera d’un an de prison mais la sentence sera suspendue). Quelques semaines plus tard, son groupe coud un drapeau nazi énorme et l’accroche sur la place principale de Stuttgart pour protester contre un congrès néo-nazi. Ils ne sont pas peu fiers d’avoir éveillé soudain les consciences, car sans cette gifle et le battage médiatique qui a suivi, il n’y aurait certainement pas eu l’élection de Willy Brandt. Mais ce qu’ils veulent absolument, c’est amener et poursuivre en justice les criminels nazis.

Pour ce combat incessant, ils iront dans le monde entier et seront plusieurs fois jetés en prison.

Ils luttent, militent, dénoncent… Ainsi, en 1970, Beate est arrêtée en Pologne où elle proteste (en s’enchaînant à un arbre, distribuant des tracts) contre l’antisémitisme. Elle sera expulsée, comme l’année suivante quand elle se rend à Prague, où de jeunes Juifs sont accusés d’agir contre le régime communiste avec l’appui sioniste. Elle s’enchaîne plusieurs fois aux grilles de palais gouvernementaux ou d’ambassades, au Chili ou au Paraguay, mettant sa vie en danger, dénonçant la présence dans ces pays de criminels nazis dont Mengele. Elle est encore arrêtée et expulsée du Liban. Serge Klarsfeld a été arrêté en Allemagne de l’ouest et en Syrie où il tentait de faire extrader Alois Brunner, responsable de la déportation de 76.000 Juifs en France. Mais ils sont loin de prendre au tragique ces multiples incidents et arrestations. En fait, cela les fait beaucoup rire. « On n’est pas des fanatiques tristes » a-t-il l’habitude de dire. Lors d’une réunion d’un groupe néo-nazi à Munich (ou il emmène un photographe) il monte à la tribune et hurle « Laissez parler un Juif ! ». Il se fait littéralement passer à tabac et devient ainsi le premier Juif à être battu publiquement en Allemagne, depuis la guerre. Mais le plus important est que le lendemain, la photo dudit Juif battu par des néo-nazis paraît dans les journaux allemands et ces réunions jusqu’ici tolérées ont disparu des centres-villes.

En 1971, à Cologne, Serge et Beate Klarsfeld tentent d’enlever Kurt Lischka (chef de la Guestapo en France) sans succès (ils n’arrivent pas à l’assommer). La jeune femme est condamnée à deux mois de prison en Allemagne de l’ouest (punition suspendue suite aux protestations internationales). Après une longue campagne menée par le couple, le gouvernement ouest-allemand signe un accord franco-allemand permettant aux cours allemandes de juger les fonctionnaires nazis accusés pour des crimes commis en France. Mais le retentissement est tel que cela aboutit au fameux procès de Cologne. Plus militants qu’avocats, ils ont joué un rôle essentiel dans les procédures intentées contre Klaus Barbie, Paul Touvier, Maurice Papon, Aloïs Brunner (pour ce dernier, Serge obtiendra enfin l’appui d’Interpol en 1987, et ce sera la première fois que cette organisation internationale intervient dans le cas d’un criminel nazi).

Par ailleurs, Serge Klarsfeld tente avec un groupe d’activistes d’enlever Barbie au Chili, en 1973, mais le coup d’état mené par Pinochet contre le président Allende, met un terme à ce projet. Le deuxième enfant du couple, Lida-Myriam, naît cette année là. Elle deviendra avocate agissant activement (mais moins médiatiquement) aux côtés de ses parents, comme son frère. Beate repart à Cologne et avec un groupe de protestataires, envahit le bureau de Lischka qui la menace avec un pistolet. Serge la rejoindra et menacera à son tour le criminel nazi, dans la rue, avec une arme déchargée. Il lui crie qu’il préfère le voir traduit en justice plutôt que de le tuer lui-même. En 1977, il est encore arrêté à Francfort mais les deux mois de prison qu’il doit faire seront immédiatement suspendus. Beate revient pour s’enchaîner de nouveau publiquement à Buenos-Aires et à Montevideo. Elle proteste contre la croissance de l’anti-sémitisme et les arrestations des Juifs par les régimes militaires totalitaires d’Argentine et d’Uruguay et leur utilisation de la torture et les violations des droits de l’homme. Beate retournera en 1984 s’enchaîner devant le palais présidentiel à Santiago du Chili pour protester contre l’immunité accordée par le régime de Pinochet à certains nazis. En fait, elle deviendra le seul individu ayant dénoncé publiquement chacune des cinq dictatures sud-américaines en leur propre capitale, ainsi la Bolivie (1972), l’Argentine et l’Uruguay (1977), et le Chili et le Paraguay (1984).

En 1979, Serge Klarsfeld fonde l’association des Fils et des Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF).

Des 76.000 morts déportés, Serge Klarsfeld en a fait l’œuvre de sa vie : Le Mémorial de la déportation des juifs de France. L’idée leur est venue en 1976 alors qu’ils tentaient par tous les moyens depuis cinq ans d’obtenir le procès de trois nazis Kurt Lischka, Herbert Martin Hagen et Ernst Heinrichsohn. (Procès de Cologne). « C’était indigne d’arriver à ce procès pour demander justice sans avoir rassemblé les victimes, dit Serge Klarsfeld. Elles devaient être là. C’était pour elles que nous faisions ça. J’étais frappé par une sorte d’appel qui émanait des listes. L’association s’est faite comme ça, avec le procès et la constitution du Mémorial. »

Cette même année 1979, le couple échappe à une tentative d’assassinat perpétrée par le groupe néo-nazi Odessa, qui leur demandait de cesser leurs actions.

Au bout de quatre ans de procédures de toutes sortes, menées par Serge Klarsfeld et des membres de la communauté juive de Belgique, un procès est sur le point d’être engagé à l’encontre d’Ernst Ehlers et Kurt Asche, têtes de la section anti-Juive de la Gestapo à Bruxelles, devant une cour d’Allemagne de l’Ouest. La veille du procès, Ehlers, se suicide. Quant à Beate, à l’aide d’Américains, la fondation Beate Klarsfeld est créée à New York. Travaillant en parallèle, l’association FFDJF et cette fondation soutiendront les actions des Klarsfeld à la défense des Juifs partout où ils sont menacés et rechercheront et éditeront les documents vérifiés sur l’holocauste. Au cours des années suivantes, Beate sera de nouveau arrêtée à Amman, Alger, Vienne, Istanbul, Damas…

En 2001, le gouvernement israélien accorde la nationalité israélienne à Serge Klarsfeld en reconnaissance de ses actions pour la défense du peuple juif, ce qui est exceptionnel pour un homme n’y résidant pas. Au cours de ces années de combat, le nom de Beate Klarsfeld a été proposé par deux fois par Israël au Prix Nobel de la Paix. A Paris, la fondation pour la mémoire de la Shoah nomme Serge, Président des commémorations, et le couple Klarsfeld participent et organisent des manifestations ou sont lus d’innombrables témoignages, des expositions où l’on a réuni photos et preuves, ces cérémonies exceptionnelles sur la déportation, se terminent en 2004, année qui commémore le soixantième anniversaire de la déportation des Juifs de France. Ils tenteront avec plus de difficultés de présenter certaines expositions à Berlin. Si depuis 2004, Serge et Beate Klarsfeld se présentent comme un couple de retraités souhaitant profiter d’une existence plus calme, ils continuent de participer et soutenir toutes les manifestations visant à commémorer la déportation. Ainsi, une édition nouvelle du Mémorial des Juifs Déportés De France qui a énuméré en 1982 les noms des 80.000 Juifs déportés de France est en cours d’élaboration. En effet, vingt années supplémentaires de recherches dans les archives régionales, apportent des renseignements inestimables, ainsi la dernière adresse connue des victimes.

Reconnus internationalement, Serge et Beate Klarsfeld n’ont pas hésité à s’engager contre d’autres crimes de guerre. Ainsi ils ont soutenu activement, en 1996, la procédure contre Radovan Karadzic et Ratko Mladic pour crimes de guerre et génocide dans l’ex-Yougoslavie. Désormais, ils se consacrent aux témoignages des survivants de l’Holocauste qui disparaissent peu à peu. Comme le dit lui-même Serge Klarsfeld : « nous nous acheminons vers un passage entre le temps de la mémoire et celui de l’Histoire. »