Interview d’Amélie Nothomb

Onirik : Votre héroïne Épicène perd sa meilleure amie à l’âge de onze ans. Est-ce que cela peut constituer un traumatisme majeur ?

Amélie Nothomb : C’est le traumatisme de ma vie. Il a commencé très tôt. J’ai grandi à l’étranger. J’ai dû, tous les cinq ans, apprendre à quitter tous les êtres que j’aimais, en sachant que je ne les retrouverai pas. Ma vie a été faite de tellement de ruptures.

La vie est faite de beaucoup de morts. Vivre, c’est mourir plusieurs fois et à chaque fois ressusciter. Ces morts ne sont pas toujours définitives. Epicène meurt à partir de 11 ans et puis elle ressuscite quelques années plus tard. Il est vrai qu’on meurt souvent. Mais ce n’est pas grave. Cela permet de renaître.

Onirik : Pour Épicène comme pour son père le traumatisme aboutit à un désir de vengeance.

Amélie Nothomb : Une vengeance a été préparée avec vingt années d’avance. C’est le délire de préméditation et l’autre est le fait d’une personne qui attend l’occasion. Je mets face à face deux techniques de vengeance : une qui marche et une qui ne marche pas.

Onirik : Mais où se situe la responsabilité initiale ?

Amélie Nothomb : Reine est responsable de ce mensonge, de là à innocenter Claude de tout ce qui a eu lieu par la suite, je n’irai pas jusque-là. C’est un mensonge qui se veut aimable. Elle veut lui donner une excellente raison de le dégoûter d’elle. Malheureusement, elle ne réussit pas.

Claude n’a pas la classe de Gatsby. Dans Gatsby, je n’arrête pas d’en vouloir à la femme qui n’arrête pas de se donner le beau rôle. Ce que j’aime bien chez Reine, c’est qu’elle ne se donne pas le beau rôle. Elle assume toutes ses monstruosités avec un tel égoïsme. Elle n’essaie pas de faire dans la gentillesse.

Reine aime son mari, ce qui n’empêche pas qu’elle l’a épousé pour vivre une vie aisée. Il n’y a pas si longtemps une femme trouvait tout à fait normal de se marier pour ces raisons-là et sans que personne ne la juge pour ce motif.

Quand elle rencontre Dominique, elle rencontre un tout autre type de femme, le genre de femme qu’elle n’était pas prête à rencontrer. En même temps, nous savons qu’elle est du même milieu et, pourtant, ce sont des femmes radicalement différentes. L’une est extraordinairement décomplexée et très égoïste (je ne dis pas ça de façon péjorative) et l’autre Dominique est le genre de femme complexée qu’il y a dans son milieu.

A priori, c’est une femme à laquelle je ressemble beaucoup plus. J’appartiens à la génération des femmes qui ont des complexes. Donc je comprends très bien. Dominique et Reine se voient et il se produit un effet miroir. Elles doivent sentir qu’elles viennent du même endroit, mais qu’elles n’ont pas évolué de la même façon et finalement le vrai coup de foudre de ce livre, c’est le coup de foudre entre Dominique et Reine. À la fin, on comprendra qu’au moins deux personnes ont gagné à se rencontrer dans cette histoire : ce sont les personnes qui nous étaient présentées comme des rivales.

Onirik : Comment s’est déroulée l’écriture du roman ?

Amélie Nothomb : Par le mélange de la plus extrême des préméditations et de l’ouverture aux occasions. Je pratique les deux à la fois. J’ai une intuition extrême du tour que ça va prendre et de la direction qui est la mienne. Mais je sais qu’il y a des choses que je dois découvrir en cours de route. C’est vraiment le mélange des deux à la fois : une intuition fulgurante et très concentrée sur la sensation que cela va être et une ouverture au chemin de traverse que je vais devoir découvrir.

Onirik : Pour élaborer sa vengeance Claude s’est lancé dans « l’import-export ». C’est un plus obscur que le trésor découvert par Edmond Dantès.

Amélie Nothomb : À l’ambassade, quand j’étais toute petite, je rencontrais souvent des gens qui « faisaient des affaires ». Qu’est-ce que c’est « faire des affaires » ? Ils devaient avoir un savoir que je ne possédais pas. Ayant appris, à force de dîner avec ces gens, à mieux les connaître, je me suis aperçue que c’étaient des gens qui n’avaient pas forcément de talent particulier et que très souvent tout ceci partait d’un colossal coup de poker. C’étaient des gens qui affirmaient une chose totalement fausse et elle devenait vraie parce qu’elle avait été affirmée. Je ne dis pas que tous les hommes d’affaires correspondent à cette définition, mais c’est le cas de beaucoup d’hommes d’affaires. C’est extraordinaire. C’est en même temps une façon de réussir dans la vie qui est totalement légitime. C’est le sens du risque poussé à l’extrême.

Onirik : La vengeance de Claude passe également par la naissance d’un enfant.

Amélie Nothomb : Il était très important qu’il naisse un enfant de cette union malade et que cet enfant soit au cœur de cette ambiguïté en étant le plus épicène, c’est-à-dire en s’appelant carrément Épicène. C’est important pour l’histoire même. Mais c’est aussi important pour dire ce qui se passe quand une petite fille n’est pas aimée par son père. Ce n’est pas mon cas. J’ai été élevée par le meilleur des pères qui m’a beaucoup aimée, qui m’aime toujours beaucoup. Mais j’ai rencontré beaucoup de jeunes filles, de femmes qui n’ont pas été aimées par leur père et le propos qui revenait le plus dans l’histoire de leur vie, c’est qu’elles avaient mis beaucoup plus de temps à comprendre qu’elles étaient des femmes. S’il y avait une ambiguïté dans leur vie, c’était à quel sexe elles appartenaient, d’où la nécessité absolue de ce prénom Épicène.

C’est tout à fait shakespearien. Quand les personnages féminins de Shakespeare se mettent à devenir violents, elles déclarent « il y a un homme en moi ». Cela veut dire qu’elles vont tuer l’autre. Si l’homme est un monstre (je ne me prononce pas sur la question), il y a un homme en Épicène. S’il faut tuer son père, elle y va.

Dominique, c’est vraiment l’innocente. On prend le plus souvent dans le livre son point de vue à elle. Elle assiste à des faits qu’elle ne comprend pas, parce qu’elle est l’innocente. Elle ne comprend pas qu’elle se trouve entre deux volontés de puissance exceptionnelle : celle de son mari et celle de sa fille. Elle ne comprend pas qu’ils se haïssent. Elle ne comprend pas que cela dépasse de loin la vague inimitié qu’il peut y avoir dans cette famille. Elle est vraiment l’innocente.