Eaux lentes sur Venise – Avis +

Présentation de l’éditeur

Venise au XVIIIe siècle : l’orphelinat de la Pietà a pour vocation à recueillir les bébés abandonnés devant sa porte, enfants des prostituées, des jeunes servantes abusées ou de quelques fautives bien nées. Les petites filles accueillies étaient alors éduquées pour acquérir de grandes compétences musicales. Les plus douées chantaient ou jouaient d’un instrument de musique au sein de l’orchestre de La Pietà.

Elles travaillaient tant à l’excellence de leur tessiture ou de leur instrument qu’il devenait leur nom de famille. Ainsi de Leona Dal Contralto et Clemenzia Dal Violino qui se vouèrent à l’orchestre alors au comble de son rayonnement, Antonio Vivaldi en était à cette époque le maestro. Tous les grands noms de l’Europe se pressaient pour assister, dernière des grilles, au concert de la Pietà. Les filles dissimulaient leur visage sous des tulles et bien sûr cela ne faisait qu’accroître leur mystère et l’attirance du public, en majorité masculin.

Malgré leur grand succès, les artistes de la Pietà refusèrent, pour la plupart, les lumières de la renommée, les propositions des théâtres ou cours étrangères. Leur vie quotidienne était faite de tâches ménagères, ravitaillements au marché, cours dispensés aux enfants de famille des palais alentours, en plus de des répétitions, messes, concerts…

Orphelines, musiciennes, seules mais vivants ensemble, féminines mais indépendantes dans une société machiste, Leona et Clemenzia étaient passionnées, actives et à l’image de leur cité lacustre, se confondant dans les eaux parfois claires, parfois boueuses, et semblant emportées par une ultime « acqua alta ».

Avis de Callixta

Dans la première moitié du dix-huitième siècle, Venise n’est déjà plus la grande cité d’autrefois, affaiblie par un commerce qui se fait de plus en plus rare et se meurt lentement au fond de sa lagune. Pourtant, elle demeure une ville extraordinairement dynamique du point de vue artistique attirant intellectuels, ambassadeurs et aristocrates de l’Europe entière. Plus qu’une ville d’art, elle est art elle-même.

Vivaldi contribue à cet épanouissement extraordinaire et Françoise Cruz s’est penchée sur un élément important de sa vie de musicien, celle de maître de violon de l’hôpital de La Pieta. Il s’agissait en fait d’un orphelinat destiné aux enfants abandonnés souvent le fruit d’amours illicites ou nés dans des familles nécessiteuses. Là, les jeunes filles recevaient une éducation rare pour de tels enfants.

Elles apprenaient la musique, le chant et les plus douées avaient la possibilité de se produire en public tout en poursuivant une vie proche de celle des religieuses entre prières et corvées. A travers l’histoire fugitivement évoquée de deux pensionnaires de l’orphelinat c’est cette Venise qui se meurt lentement qui surgit soudain.

Leona et Clemenzia sont comme deux sœurs et nous les suivons surtout sur deux saisons de leur vie et l’automne de celles-ci. Ombre fugaces, évoquées de façon presque impressionniste, nous pénétrons pourtant au cœur de leur intimité grâce à des extraits de leur journal intime qui se répondent. Les jalousies, les rires, les corvées de l’orphelinat, les concerts, les cours qu’elles donnent et par-dessus tout la musique nous sont alors contés d’une plume raffinée et grave.

Elles mènent une vie simple, parfois animée par des rencontres étonnantes (Casanova, Rousseau) ou bouleversantes comme celles qui provoquent l’émoi amoureux, des vies qui n’ont pas laissé de trace dans l’histoire du monde ni même celle de la musique alors qu’elles donnaient tant pour elle.

Françoise Cruz leur rend alors hommage d’une bien jolie manière en évoquant cette ville magique où l’eau transcende et détruit tout et où chaque église, chaque lieu est illuminé par des œuvres d’art. Leona et Clemenzia sont comme des ambassadrices de leurs camarades anonymes qui nous rappellent que tout passe, tout meurt sauf l’art, sauf la musique.

C’est un court récit que celui de Françoise Cruz mais il transporte très vite dans une autre dimension et nous met en contact avec ces jeunes filles, artistes méconnues pour la plupart qui vieillissaient parfois entre les murs de leur orphelinat. C’est aussi un bel hommage à Vivaldi. Il fallait cet être fantasque et brillant pour mettre en valeur le talent endormi de ces musiciennes. Nous ne l’apercevons qu’à travers les yeux de ses protégées qui respectaient tant son travail mais il est toujours là bien-sûr, celui qui a rendu tout possible.

Venise, sa lagune brûlante ou glacée selon les saisons, mais toujours cernée par l’eau, Vivaldi et sa musique élégante et mal comprise à son époque. C’est un beau voyage magique et touchant que nous offrent Leona et Clemenzia grâce à Françoise Cruz, une ouverture sur un monde disparu que l’on peut peut-être deviner en écoutant la musique de celui qu’on appelait « Le prêtre roux », elle, plus vivante que jamais.

Fiche Technique

Format : broché
Pages : 280
Editeur : Naïve
Sortie : 12 janvier 2011
Prix : 15 €