Interview de Erik Orsenna

Onirik  : On aurait pu croire qu’un ouvrage consacré à Christophe Colomb traiterait de sa découverte de l’Amérique. Or l’essentiel de L’Entreprise des Indes concerne sa préparation dans la recherche d’une nouvelle route des Indes et ceci vu par les yeux de son frère Bartholomé Colomb.

Erik Orsenna  : Les relations avec les frères me fascinent. J’ai décrit dans ce livre la profonde relation que j’ai avec mon petit frère. Nous n’avons pas de relation simple, mais magnifiquement affectueuse. Sa malchance c’est que je suis romancier et ma chance c’est qu’il est psychiatre .

On connait très bien Christophe Colomb, surtout à partir de 1492 et grâce aux négociations avec Isabelle la catholique. Mais en 1476 Christophe Colomb fait naufrage. Il a 25 ans. Ce marin s’en tire par miracle et trouve refuge chez son petit-frère Bartholomé qui est cartographe à Lisbonne.

De 1476 à 1484, les deux frères préparent ensemble le voyage sous l’impulsion de Christophe. Il a recueilli tout ce qu’il pouvait savoir à la fois sur les cartes et sur les ports. À Séville se trouve la bibliothèque colombine où sont rassemblés les ouvrages que Christophe Colomb a possédés, lus et annotés. Vous y voyez à quel point Christophe Colomb a préparé son voyage.

Ce qui m’intéressait c’était la vie quotidienne avec le grand homme et puis la préparation du grand rêve. Tout le monde sait que les préliminaires font partie de l’amour. Certaines femmes m’ont dit que les hommes sont un peu chiches en préliminaires. De la même manière, les préparatifs font partie du voyage et je sais que quand je prépare des voyages c’est le bonheur. Par exemple, je prépare le voyage de l’été 2011 avec Isabelle Autissier et nous partirons 6 à 7 semaines dans le détroit de Bering. Nous préparons déjà les routeurs et les cartes. C’est un grand bonheur, car on voyage dès maintenant sur le papier.

Onirik  : Comment avez-vous rédigé cet ouvrage ?

Erik Orsenna  : J’ai réalisé 9 versions. J’ai fait 500 pages de la première version. J’en ai jeté 490 parce que c’était nul. J’étais absolument accablé. Je ne sais rien faire sans la bonne veine de vent. Il faut trouver le moment où vous n’écrivez pas contre votre histoire, mais avec, de la même manière qu’il faut barrer.

Les bons barreurs sont ceux qui barrent avec la vague. Ils savent où ils veulent aller. Ils laissent aller avec la vague. Il faut aller avec la vie et pas contre. C’est une vraie morale que j’ai découvert petit à petit et si on écrit une définition du développement durable, c’est d’aller avec la nature et pas contre. Si vous décidez de partir de Lisbonne et vous diriger plein ouest, vous n’y arriverez pas parce que vous avez des vents contraires. Donc il faut descendre le temps de rejoindre les alizés.

Vous vous laissez pousser par les alizés et le courant nord-équatorial, vous atteignez l’autre coté de l’Atlantique et puis vous repassez par le nord. À ce moment vous êtes poussé par l’autre courant qui tourne, le Gulf-Stream, et par les vents d’ouest. Donc celui qui se mesure à la mer est un imbécile car la mer est plus forte que lui. On voit des gens qui s’affrontent en vie de famille, en vie de couple. Je suis frappé de voir à quel point on apprend des choses par la navigation. Des tas de gens sont particulièrement séduits par la découverte de l’autre. On est séduit dans les premiers temps et à peine est-on en couple qu’on veut que l’autre change pour être cohérent avec nous-même. Cela ne marche pas. Jamais personne n’a changé. On perd des énergies précieuses à vouloir changer l’autre. L’autre est l’autre et c’est tant mieux. Si on aime pas l’autre, rien n’oblige de vivre avec lui. Mais si on vit avec l’autre, il faut reconnaître la vérité de l’autre.

Onirik  : Pourquoi avoir choisi le sujet de L’Entreprise des Indes ?

Erik Orsenna  : Pour découvrir il faut apprendre et pour découvrir du complètement nouveau, il faut apprendre le passé. J’ai une fièvre hallucinante et maladive de savoir et je me suis retrouvé à la fois dans ce personnage et dans cette époque. C’est une époque intéressante, ivre de connaissance. C’est la fin du Moyen-âge, l’articulation entre la fin de cette époque et le début de la Renaissance et c’est donc le retour à ce qu’on savait dans l’antiquité et qu’on avait passé sous la chape de plomb d’un discours religieux chrétien.

Une certaine partie de la chrétienté n’aimait pas le savoir. C’est la grande tradition de Saint-Augutin pour laquelle il faut que les mystères demeurent. La bonne façon d’atteindre Dieu consiste à rester dans les mystères. C’est ce qu’on appelle la Sainte Ignorance. Puis viendra une autre démarche, inverse où on arrive à Dieu par le savoir et c’est ce que feront les Dominicains, suivis après par les Jésuites, qui auront une relation un peu différente avec le pouvoir.

Cette relation avec le savoir m’a passionné. Au XVe siècle,trois logiques cohabitent plus ou moins bien  : la logique des légendes pures, la logique de la religion et la logique de la science. Tant que vous faites du cabotage, vous n’avez pas trop besoin de sciences près de la terre ferme. Mais quand vous traversez un océan, vous devez savoir calculer la hauteur des étoiles. Il faut un peu de mathématiques. Christophe Colomb apprend depuis son enfance différentes techniques de navigation, mais aussi des mathématiques. C’est pour cela que j’ai voulu saluer les mathématiques, saluer la logique des nombres, saluer la trigonométrie et je vous engage à reprendre des cours. C’est absolument délicieux et c’est grâce à la trigonométrie, grâce à ces triangles qu’en 260 avant Jésus-Christ Eratosthène a calculé la circonférence de la Terre avec une faible marge d’erreur, erreur qui ne venait pas des triangles, mais du pas irrégulier des chameaux[[Eratosthène (-276 -194) calcula l’angle formé par l’ombre d’un obélisque à Alexandrie alors que le soleil était au zénith dans la ville de Syène. La distance entre les deux villes avait été calculée d’après le temps mis par une caravane de chameaux pour faire le trajet. L’erreur était de 700 kms alors que la circonférence de la Terre est de 40 000 kms]].

On en savait beaucoup plus sur le monde trois siècles avant Jésus-Christ que quatorze siècles après. Donc il y a eut dix-sept siècles de recul intellectuel. C’est intéressant. De nos jours, il y a en même temps une passion pour la science et une crainte croissante vis à vis de la science : les O.G.M., les nano-technologies, ect. On a peur de tout. S’il y avait eu le principe de précaution c’est clair que Christophe Colomb ne serait pas parti

Onirik  : En choisissant de raconter la vie des deux frères vous réunissez dans le même livre deux générations de découvreurs : ceux qui partaient à l’aventure et ceux qui viendront ensuite pour cartographier tout cela.

Erik Orsenna  : À cette époque vous avez de la découverte à chaque voyage. Une caravelle mesure 18 mètres, ce qui correspond aux bateaux du Vent des globes, avec plusieurs dizaines de membres d’équipage. Il faut un courage invraisemblable pour partir. Une sur deux ne revient pas. Il y a des orphelins, des veuves à chaque tentative. Les marins vont jusqu’au bout de leur possibilité et puis ils reviennent et ils racontent au roi ce qu’ils ont vu. Il y a toujours sur le bateau un notaire qui est le représentant du roi et le capitaine raconte au service cartographique du roi, que le dessin de ce cap est faux, qu’on a découvert un banc de sable, un nouveau fleuve, une nouvelle île. On agrandit le savoir sur le monde.

J’ai coupé 50 ou 60 pages sur les îles parce que je suis fou des îles depuis que je suis né. Il existe des légendes incroyables sur les îles, des tas d’îles à l’extrême-ouest, les îles du devant, les ante ilias, les Antilles. Pour un navigateur qui veut traverser l’Atlantique, l’idéal c’est qu’il y ait des îles derrière chaque horizon. Il existe des légendes d’îles énormes, mais qui sont parfois des dos de baleine monstrueuses, des îles flottantes qui dérivent, des îles qui disparaissent pour protéger les fidèles Catholiques qui ont fuit l’avancée des Musulmans. Dès qu’un bateau pirate arabe arrivait, les îles disparaissent et il ne restait que les oiseaux. Le monde se situe entre savoir, légende et religion. Le XVe siècle est une sorte de marmite mentale qui me fascine.

Onirik  : Vous mentionnez également les îles urbaines, y compris à l’intérieur même de Lisbonne.

Erik Orsenna  : À l’époque, le Portugal est le seul endroit d’Europe qui est en paix. Partout ailleurs ont lieu des guerres civiles. Le Portugal s’est libéré de la tutelle arabe longtemps avant. Mais les Arabes sont restés. Ils sont très forts dans les jardins, les potagers, l’irrigation, les mathématiques. Donc il existe des villes arabes à l’intérieur des villes catholiques. Il y a aussi des villes juives qui apportent des tas de choses dans le commerce, le savoir, la cartographie et puis des îles urbaines plus petites, des îles par communauté, pour les Français ou les Allemands.

Pendant le jour toutes ces communautés vivent ensemble et pendant la nuit elles se renferment dans des sortes d’îles nocturnes qui n’ont pas de communication. Elles possèdent chacune leur propre rythme et leur propre langage.

C’est le thème de l’île dans Don Quichotte. Le lien entre Don Quichotte et Sancho Pancha est le même qu’entre Christophe et Barholomé. Qu’est-ce que promet sans cesse Don Quichotte à Sancho ? De lui donner une île, mais l’île sera au milieu de la terre. C’est tout un monde où la puissance de l’imaginaire est magnifique. Cela fait penser à la phrase de Valéry « Que serions nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? Que serions nous sans la puissance des rêves ?« .

Onirik : L’Entreprise des Indes est basée sur le mensonge, comme d’ailleurs les activités d’exploration. Bartholomé dessine de fausses cartes qui sont destinées à être dérobés par des espions au service de l’étranger. Des témoins sont fournis attestant que des marins disparus sont bel et bien morts, ce qui permet aux veuves de se remarier et le projet présenté aux autorités par les frère Colomb se révèle falsifié.

Erik Orsenna  : Christophe a tenu deux journaux de bord. Il possède un journal où il retranscrit ce qu’il a vraiment parcouru, mais aussi un autre à l’usage des équipages où il diminue chaque jour les distances parcourues pour que l’équipage n’ait pas peur de trop s’éloigner.

Quand les deux frères présentent leur projet aux mathématiciens qui conseillent Jean II le roi du Portugal, les mathématiciens disent aux frères Colomb : « Vous êtes des rigolos, vous nous présentez de la Terre une vision beaucoup plus petite. Tout le monde sait qu’elle mesure 40 000 kms, alors que vous affirmez qu’elle ne mesure que 25000 kms, ce n’est pas vrai, vous mentez, vous étirez démesurément la longueur de l’Asie, s’il y a un globe plus petit et une Asie beaucoup plus longue, le voyage entre Lisbonne et l’Asie serait beaucoup plus court, mais vous mentez« .

Et ils ont raison, car on savait à l’époque qu’il existait quelques petites terres au Nord à l’Ouest du Groenland. Mais on ne savait rien pour ce qu’il y avait en dessous. Donc imaginez qu’il n’y ait rien en dessous du St Laurent, rien ! Si l’Amérique n’existait pas Christophe Colomb serait mort de soif et de faim, puisqu’il arrivait à la limite de ses ressources. Mais il y a quelque chose. Donc c’est son mensonge qui permet d’agrandir le réel. Si on avait respecté la vérité on aurait jamais su qu’il y avait l’Amérique.

Dans mon activité quotidienne de romancier, je suis au coeur de l’articulation entre le vrai et le faux. Je mens parce que le personnage n’existe pas. Anna Karenine n’a jamais existé. Mais qui explique le mieux la passion amoureuse qu’Anna Karenine ? Quand j’ai décidé d’écrire mon roman sur madame Ba, j’aurais fait un reportage si je n’avais parlé que d’une seule femme. Comme j’ai mis trois ou quatre Africaines en même temps j’ai créé un personnage. C’était faux. Mais j’ai l’impression qu’en racontant l’histoire de madame Ba, c’était plus vrai que si j’avais fait un reportage. C’est aussi un livre sur le vrai et le faux et la vérité est tissée de mensonge, de la même manière que dans le théâtre c’est par les traîtres qu’on avance et pas par les gens qui ont de bonnes idées.

Onirik  : Parmi les personnages originaux se trouve un Dominicain. Les Dominicains intriguent tellement Bartholomé qu’il voudrait leur ouvrir le crâne pour découvrir leur mode de pensée. On se rappelle que vous avez représenté un Jésuite dans votre premier roman.

Erik Orsenna  : Pas mal de gens disent qu’Orsena touche à tout. On a tous l’illusion d’une certaine logique dans sa vie, et j’ai l’impression de plus en plus grande d’une logique de ce genre. Par exemple quand je travaille sur le Gulf Stream, sur le coton et sur l’eau, je travaille sur la mondialisation. Le Jésuite de mon premier roman publié fait référence à mes pères à Saint Jean de Béthunes, et cela fait aussi référence aux Dominicains, aux relations entre le savoir et la religion.

Christophe Colomb fait un pari non pas pascalien, mais géographique. Il fait le pari qu’il y avait quelque chose à l’Ouest. Il s’est dit que ce n’était pas possible, qu’il n’y ait rien. On est dans ce monde de l’exploration, du risque et cela me fascine beaucoup. J’essaie de retrouver des grands rendez-vous et j’avais un grand rendez-vous avec moi-même vingt ans après L’Exposition coloniale[[prix Goncourt, 1988]]. Et puis j’ai laissé passé deux ans. J’étais sur L’avenir de l’eau[[prix Joseph Kessel, 2009]] passionné par l’eau douce. J’étais imprégné. Je voulais un rendez-vous avec le roman et j’essaie d’avoir trois catégories d’écrit.

Le premier c’est le roman. Cela demande un travail incommensurable avec les autres livres. Celui là c’est neuf versions, des pages jetées mais avec bonheur. Je réalise de longs reportages comme l’eau, le coton, le Gulf Stream et celui que je prépare sur le recyclage des matières premières. Il y a aussi les contes de la grammaire. Ce sont trois manières d’écrire, trois manières différentes, qui pèchent des choses différentes. Si vous avec un crochet, un haveneau ou une ligne vous ne ramenez pas les mêmes animaux de la pêche.

Le roman a pour mission de mieux nous comprendre. Il constitue une force d’exploration. Les sujets me viennent très simplement, d’une question à laquelle je n’ai pas de réponse. J’ai l’impression que l’écrivain est celui qui répond par un livre aux questions qu’il se pose et comme je me pose de plus en plus de questions je n’ai aucun problème à ce sujet. Le monde d’aujourd’hui est de plus en plus fou. Il y a des tas de questions, c’est infini. J’ai bien plus de projets que mon espérance de vie.

Onirik  : Bartholomé se demande comment cet amas de culture peut aboutir au massacre des Indiens. Comment en sont ils arrivé là ?

Erik Orsenna  : C’est la stupéfaction du Dominicain : « Mais pourquoi vous les traitez comme ça ?« . Les indigènes qu’on rencontre là-bas n’étaient pas des enfants de coeur. Ils sont anthropophages. Ils ont une terre agréable, une vraie culture. Ils ont de l’or, mais pas énormément et c’est une société plus ou moins équilibrée. S’ils se dévorent c’est pour agrémenter les fins de semaine ou prendre la force des autres, rien que du diététique. Et puis des étrangers arrivent en 1492.

Évidement les soudards qui composent l’équipage de Christophe Colomb ont eu très très peur durant le voyage. Ce ne sont pas les plus raffinés de l’époque. Ils se comportent comme des gens qui ont été longtemps en mer, ils voient des femmes nues, bon… et les Indiens ne sont pas contents. Ils se battent. Cela devient de plus en plus violent. C’est la première violence. La deuxième violence est médicale : l’apport de maladies contre lesquelles les Européens sont immunisés, mais pas les autres. Et puis troisièmement Christophe a vendu son projet en affirmant qu’il y a énormément de pierres précieuses et d’or en Inde et en Chine. Mais ce n’est pas l’Inde. Donc il n’y a pas les mines d’or qui seront découvertes après au Mexique, au Pérou et en Bolivie. Donc il se trouve là piégé. Il se rend compte que s’il ne rapporte pas d’or il ne pourra pas financer d’autres expéditions. Donc il presse ses malheureux indigènes en leur disant d’en trouver. Ils ne peuvent y arriver et donc ils se font massacrer.

On trouve des cruautés invraisemblables dans la description de gravures d’époque : des enfants coupés en deux dans le sens de la longueur, des femmes enceintes jetés sur des grilles. C’est abominable. Le résultat de tout cela est un génocide. Quand ils arrivent en 1492 il y avait au moins 1,5 millions d’Indiens dans les îles et en 1520 il n’y a plus que 20000 Indiens. C’est une horreur absolue commise par des gens extraordinairement violents venus tout d’abord avec la Santa Maria, la Pinta et la Nina. Mais il faut savoir ce que signifient ces noms. La Santa Maria est un faux nom. Le vrai est La Galina : la poule. La Pinta c’est la peinturlurée et la Nina c’est la gamine. Ce sont des noms de putes. Les trois caravelles portent des noms de putes ! Ce n’est pas délicat.

Onirik  : Outre les mensonges cet ouvrage évoque une succession de disparitions : les navires disparaissent en mer, les maris disparaissent dans les jungles lointaines et même un éléphant disparait dans les rues de Lisbonne.

Erik Orsenna  : Lisbonne est un petit pays, une petite ville. Ces bateaux qui ne reviennent pas c’est un drame. C’est une vieille histoire. C’est une sorte d’hommage que je voulais rendre depuis longtemps aux femmes de marins. Il se trouve que le petit Parisien que j’étais passait ses vacances dans le coin de Paimpol, un endroit où on partait pour la pêche à l’Islande. À Plouamanac’h se trouve un cimetière avec le mur des disparus qui montre, année après année, le nom des goélettes qui ne sont pas revenues avec le nombre des marins de chacune de ces goélettes. Certaines années jusqu’à 11 goélettes ne reviennent pas.

Sur une falaise des femmes attendaient, voyaient arriver la flotte, puis survenait la dernière goélette. C’est une histoire bouleversante. Les équipages se formaient par village. Lorsqu’un village n’avait plus d’homme valide, le village mourrait de faim. Pierre Loti a lancé une souscription au Figaro, recueillit l’argent et l’a donné à ces femmes. Et les veuves des villages voisins qui ont connu le même drame sont venus attaquer les veuves qui ont reçu l’argent pour qu’elles leur en donnent une part.

C’est une histoire de disparitions. La disparition est au coeur de toute navigation. Dès que vous naviguez vous savez qu’il y a un risque de ne pas revenir. Quand j’ai été avec Isabelle Autissier dans l’Antarctique nous sommes partis dans un petit bateau à voile de 15 mètres plein sud à partir d’UssaÏa et quand on laisse à sa droite le Cap Horn et que vous avez devant vous le détroit de Drake vous avez les jetons.

Onirik  : L’épisode de la disparition de l’éléphant est-il authentique ?

Erik Orsenna  : Authentique : 90 % est authentique. Les histoires principales le sont. Quand je crée des personnages secondaires je pousse un peu. Ce qui est authentique c’est que les bateaux rapportent toutes sortes d’animaux dont les perroquets qui fascinent puisqu’ils parlent. Là où j’interviens en tant que romancier c’est lorsque j’imagine une femme qui apprend à ces perroquets des mots de la vie quotidienne pour les vendre aux veuves et les rendre moins seules. Elle apprend aux perroquets des phrases typiques de mari, par exemple « Qu’est-ce qu’il y a à manger ce soir« , comme ça une veuve qui achète ce perroquet parlant est beaucoup moins seule. Elle a exactement le même dialogue qu’elle avait avec son mari, sans avoir les inconvénients du mari.

Le réel est beaucoup plus intelligent et divers que l’imaginaire. Je mets juste un petit truc en plus et puis j’essaie d’écrire un peu correctement ma chère langue française. Et puis il y a d’autres choses incroyables qui devraient appartenir à la légende, mais qui sont authentiques. Sur un des bateaux, Colomb a embarqué un Juif. Sa logique est la suivante : les Juifs sont en contact avec le monde entier et donc ils connaissent toutes les langues. Quand on découvrira des gens nouveaux, le Juif forcément saura parler la langue de ces gens nouveaux. J’ai trouvé des choses tout à fait authentiques comme la manière d’apprendre les langues : les « lancer ». On prenait un type qui avait été condamné assez lourdement. On l’embarquait et arrivé le long d’une côte inconnue, on « lançait » le mec. Le navire poursuivait le voyage et revenait deux ans après. Ou le mec était bouffé ou bien il connaissait la langue J’ai transmis la méthode à Assimil « Apprenez l’allemand en deux ans« , mais ils ne m’ont pas répondu.