Interview de Vanessa Diffenbaugh

Diner avec elle un soir, lors de son passage à Paris, nous a permis, grâce aux éditions Presse de la Cité, de prendre contact, ce qui est franchement aisé avec une jeune femme si souriante et si chaleureuse. Le lendemain, pour réaliser cet interview à son hôtel, nous avons donc eu l’impression de poursuivre notre conversation… le tout avec beaucoup de rires, ce qui contraste avec l’aspect très poignant mais si optimiste de son excellent roman !

Un grand merci à Anne Barthélémy, attachée de presse, Fabienne Gondrand la traductrice pour son exercice parfaitement réussi de premier jet soigné sans aucune omission, et le travail fusionnel de Val et de Marnie.

Onirik : Comme je vous l’ai déjà raconté, votre roman m’a bouleversé. J’ai adoré Victoria, votre héroïne écorchée vive à laquelle les lecteurs ne peuvent que s’identifier. Comme certains des éléments de votre vie personnelle semblent avoir une certaine corrélation avec cette histoire, pouvez-vous nous en dire plus sur vous ?

Vanessa Diffenbaugh : Nous nous sommes mariés alors que j’avais 25 ans, et mon mari et moi vivons cela comme un partenariat. Nous n’avons pas de religion spécifique mais nous aspirons à une grande spiritualité. En fait, nous avons fait le voeu de nous mettre au service des autres. C’est ainsi que nous avons décidé de devenir une famille d’accueil. Mon mari travaille dans le monde de l’éducation. Il oeuvre pour que le système éducatif soit plus juste. En Amérique, il est scindé entre les riches d’un côté et les pauvres, de l’autre.

J’ai eu mon premier enfant à 28 ans, Graziella, et quand notre fille a eu six mois, un des étudiants de mon mari a fait une fugue. Nous avons alors décidé de le recueillir à la maison. Nous sommes passés devant le tribunal et avons obtenu l’autorisation de l’accueillir dans notre famille. Il s’appelle Tre’von. Le lendemain, j’ai appris que j’étais enceinte de mon fils, Miles. La même semaine où il est né, j’ai eu l’autorisation d’adopter une autre fille de 17 ans qui est restée avec nous pendant un an. Donc, en seize mois, nous sommes passés d’un couple sans enfant bien tranquille, à un couple avec quatre enfants !

Onirik : Cela a été difficile pour vous de faire publier votre premier roman ? En effet, nous savons que vous êtes publiée d’abord en Europe, puis seulement au mois d’août au Etats-Unis, comment cela s’est-il passé ?

Vanessa Diffenbaugh : J’ai un excellent agent aux Etats-Unis qui m’a dit : «J’aime beaucoup l’idée, mais ce n’est pas du tout acceptable en l’état, il faut le retravailler !» Alors, pendant six mois, nous nous sommes attelés à la réécriture.

J’ai terminé un vendredi, le lundi suivant, nous recevions onze offres de maisons d’édition. Mon agent a aussitôt envoyé le manuscrit à l’étranger avec une petite note agrafée : «Amusez-vous bien !». En fait, c’est inhabituel, mais aux Etats-Unis, ils ont voulu attendre la cession d’automne pour lui donner une meilleure chance. C’est la raison pour laquelle, il paraît en Europe quelques mois avant.

Onirik : Quels sont les écrivains et les romans qui vous inspirent ?

Vanessa Diffenbaugh : Toni Morrison [[écrivaine afro-américaine – Prix Pullitzer en 1988 et prix Nobel en 1993]] et je suis en train de lire La maison des esprits d’Isabel Allende. J’apprécie beaucoup la littérature sud-américaine.

Onirik : Je crois savoir que vous vivez à Boston. Pourquoi avez-vous préféré situer l’intrigue de votre roman dans votre ville natale de San Francisco  ?

Vanessa Diffenbaugh : Oui, je vis à Boston. Mon mari a repris des études à Harvard. Cependant, j’ai vécu toute mon existence en Californie. Même si j’aime Boston, et que j’apprécie également beaucoup de voyager à travers l’Europe, mon coeur est resté à San Francisco.

Onirik : Pourquoi avoir choisi ce sujet sur l’enfance maltraitée ?

Vanessa Diffenbaugh : J’ai donc beaucoup d’expérience en tant que famille d’accueil, à la fois pour les enfant que nous avons réussi à accueillir, mais aussi pour ceux qui n’ont pas pu rester avec nous. En fait, bien d’autres enfants ont été placés chez moi. Ce système a, aux Etats-Unis, une réputation détestable. Souvent quand il est représenté, c’est de façon manichéenne, soit par le biais d’un enfant terrible, soit on nous montre une mère parfaite. Dans les deux cas, ce n’est pas le reflet de la réalité.

Ce que je voulais écrire, c’était le parcours d’un coeur, l’apprentissage de l’amour qui est une idée universelle, même si l’on n’a pas été soi-même abandonné, aussi extrême que Victoria puisse être. C’est en tout cas un thème auquel on peut se raccrocher en tant qu’être humain.

Onirik : Quelqu’un vous a-t-il inspiré le personnage vraiment bouleversant, fort et fragile à la fois qu’est Victoria ?

Vanessa Diffenbaugh : Victoria est constituée de multiples facettes d’enfants que j’ai rencontrés.

Onirik : J’ai été impressionnée par l’importance fondamentale de la nourriture pour Victoria, et ce, à toutes les étapes de son existence. Grant l’a très bien compris, vu qu’il s’en sert pour l’apprivoiser, la calmer, la séduire même. Qu’avez-vous voulu exprimer ?

Vanessa Diffenbaugh : A travers toutes les expériences que j’ai vécues avec ces enfants qui ont été abandonnés, j’ai réalisé que pour beaucoup la nourriture était une obsession. Notamment, nous avions accueilli un garçon qui avait petit sac à dos à bretelles qu’il transportait partout, dans sa chambre, dans la salle de bains, à l’école… Un jour, je l’ai ouvert et j’ai regardé ce qu’il y avait dedans, c’était de la nourriture, soit des restes, des petits snacks, des biscuits…

Onirik : Le langage des fleurs est donc la seule manière pour Victoria d’exprimer des sentiments. Mais, en même temps qu’enfant, elle l’apprend, les vignes tiennent aussi une grande place pour elle… Est-ce que c’est la nature qui comble son vide affectif ?

Vanessa Diffenbaugh : Je n’ai pas une grande expérience des vignes. Lorsque j’ai écrit la première scène où Victoria arrive dans la maison d’Elizabeth, immédiatement, elle s’enfuit dans le vignoble. Je pense qu’il y a un caractère quelque peu inconscient dans l’écriture parfois ! Au départ, j’avais structuré mon roman de manière chronologique, donc les scènes qui se passaient dans les vignes étaient beaucoup plus longues.

Au final, cela a été coupé. Je pense que j’ai utilisé les vignes, car c’est un endroit qui est très lié aux saisons, au cycle de la vie : les ceps fleurissent, ce qui donne des fruits qui eux-mêmes murissent et Victoria fait aussi partie de ce cycle là, mais sans réussir à trouver sa place parce qu’elle n’arrive pas à grandir. D’un côté, il y a la nature, les fleurs, soit le cycle de la vie, en contraste avec Victoria enfermée dans son mal⁻être.

Onirik : J’ai particulièrement apprécié, dans ce cas précis, que ce soit écrit à la première personne. Victoria a beaucoup de mal à communiquer et à comprendre les gens (notamment les liens familiaux entre Renata et sa mère, Grant et sa tante, Elizabeth et sa soeur) et tout est centré sur son ressenti. Elle n’a des autres qu’un vision subjective, ce qui peut-être frustrant. Etait-ce facile de se mettre dans la peau de Victoria ?

Vanessa Diffenbaugh : En fait, cela a été la chose la plus facile à faire. Je me suis sentie très à l’aise dans sa tête, à tel point que la première version du roman, au dire des personnes qui l’avaient lue, était totalement claustrophobique ! Du coup, j’ai réécris avec la volonté de me rapprocher des autres personnages et notamment d’adoucir mon héroïne.

Onirik : Sans des personnes comme Elizabeth, Grant, Renata, qui ont montré de la compréhension, de la patience et ont su voir la fragilité de Victoria derrière son agressivité et son rejet des autres (elle survit dans la rue), la jeune femme n’aurait pas pu surmonter ses difficultés. On ne peut pas s’en sortir seul ?

Vanessa Diffenbaugh : J’ai vraiment été interpellée sur ce sujet, en Italie. Dans ce pays, ce n’est pas légal pour un célibataire d’adopter un enfant. Je ne le savais pas et on m’a demandé mon opinion sur la question. Moi, je pense qu’un enfant a besoin d’amour et c’est tout. En revanche, la personne qui adopte un enfant n’y arrive pas toute seule.

Elle n’a pas spécifiquement besoin d’un mari, d’une épouse, d’une mère mais il est nécessaire qu’elle soit soutenue par les siens, une communauté qui va l’aider à s’occuper de cet enfant. En tout cas, pour mon propre cas, c’est vraiment utile, je ne sais pas pour vous mais moi je trouve cela vraiment indispensable ! (rires)

Onirik : Meredith, l’assistante sociale, est un personnage qui m’a vraiment interpellé. Elle n’est ni méchante, ni stupide, ni indifférente, mais seulement, elle ne comprend pas et ne comprendra jamais Victoria. Que pensez-vous d’elle ? Représente-t-elle la société ?

Vanessa Diffenbaugh : Effectivement, il y a des parties qui ont été difficiles à écrire. En particulier, il ne fallait pas faire de l’assistante sociale un stéréotype, une femme horrible, quand bien même il en existe dans la réalité. Ici, il me fallait un personnage qui soit pertinent face à la situation, mais qui ne soit ni superficiel ou qui ne présente pas trop de clichés.

C’est la raison pour laquelle je montre au début des scènes où Meredith brosse les cheveux de Victoria, ou fait preuve de gentillesse et de tendresse à son égard, ce qui prouve que ce n’est pas un personnage inhumain. Cependant, avec le temps, avec la répétition des échecs, trop d’enfants, pas assez foyers, les difficultés de son travail se répercutent sur cette femme qui s’endurcit.

Onirik : Marlena est-elle une autre Victoria ?

Vanessa Diffenbaugh : Chaque enfant a sa propre histoire. Celle de Marlena, je ne l’ai pas vraiment approfondie, mais ce que je voulais mettre en relief, c’est justement ce qui la différencie de Victoria. Elle est moins abimée par la vie, elle n’a pas peur d’approcher les gens, de les toucher. Il lui est possible d’aimer. Par contre, elle n’a pas cette confiance et cette capacité à faire les choses. C’est le contraste entre ces deux caractères qui est intéressant.

Onirik : Pour moi, le passage le plus émouvant est quand vous décrivez les premiers jours fusionnels entre Victoria et Hazel, et le sentiment d’échec qui va envahir peu à peu la jeune femme. C’est même saisissant de réalisme. Dans quel état d’esprit avez-vous écrit ce moment ? Comment l’avez-vous imaginé ?

Vanessa Diffenbaugh : Ces pages ont été très difficiles à écrire, beaucoup plus que je ne l’aurai pensé, même si je savais que je voulais exactement faire ! La première scène que j’ai écrite est celle de Victoria et Grant au début, leur rencontre au marché aux fleurs, la seconde scène est celle du panier et de la mousse, et j’ai su alors que j’allais en arriver à ce point précis.

Quand bien même ce fut très très dur, je ne réussissais qu’à taper quelques lignes à la fin, et j’avais besoin de m’arrêter ! Cela devenait trop compliqué… Ce n’était pas tant l’amour fusionnel entre Victoria et Hazel qui me posait un problème, mais plutôt la prise de conscience qu’elle n’allait pas y arriver, qu’elle était contrainte de l’abandonner et qu’elle était submergée par le sentiment de panique, tant elle était effrayée à l’idée de négliger cette enfant. Paradoxalement, c’est une partie que je n’ai quasiment pas modifiée ou rectifiée.

Onirik : Elle est impressionnante et sonne terriblement juste…

Vanessa Diffenbaugh : Oui. J’ai justement une anecdote à ce sujet. Mon mari a lu cette partie et il a été extrêmement touché. Il m’a dit : je suis tellement désolé que tu ais ressenti tout cela, que tu te sois posé toutes ces questions, je suis si triste pour toi ! J’ai répondu : mais c’est de la fiction !!!! (rires…)

Onirik : L’utilisation du langage des fleurs comme médicament de l’âme… ou une façon de s’intégrer dans la société… cette idée vous est venue comment ?

Vanessa Diffenbaugh : J’ai trouvé un livre sur le langage des fleurs [[né sous l’époque victorienne, beaucoup moins connu aux Etats-Unis qu’en Europe]] quand j’avais seize ans et j’ai eu l’impression de découvrir un secret. Vous savez, quand on est adolescent, on adore tout ce qui est langage codé… Quand j’ai commencé à écrire, ce n’était pas spécifiquement un thème que je souhaitais explorer, mais j’y ai pensé car je voulais écrire sur un personnage qui ne parvient pas à communiquer, qui vit à l’écart de la société et qui n’a que ce seul, cet unique moyen d’atteindre les autres, du coup ce sujet devenait pertinent.

Onirik : Et vous l’utilisez dans votre vie personnelle ?

Vanessa Diffenbaugh : Maintenant, oui… Vous savez, on me pose souvent la question de savoir si les fleurs ont un caractère magique. Mais ce n’est pas du tout ça que je voulais écrire ! Par exemple, le personnage de Bethany, quand Victoria lui donne du lilas, ce n’est pas le fait que mon héroïne lui donne cette fleur qui va faire qu’elle tombe amoureuse, c’est le fait qu’elle se mette à croire qu’elle peut tomber amoureuse, qui lui permet alors de trouver l’amour ! Dernièrement, je me suis entourée d’asters et de marguerites pour travailler, pour écrire, parce que c’est le symbole de la patience et j’en ai besoin…

Onirik : Ce qui est étonnant, c’est le contexte psychologique cohérent et approfondi que vous su construire. Pourtant, vous n’avez pas fait d’études en la matière ?

Vanessa Diffenbaugh : Vous savez, mes parents ont divorcé quand j’étais très jeune. Mon père et ma mère sont tous les deux… psychanalystes, ma grand-mère est psychanalyste. Pour ma part, je n’ai pas étudié cette matière à l’université, mais j’ai grandi dans cet environnement plutôt… (rires…)

Onirik : Avez-vous écrit votre second roman ? Pouvez-vous nous dévoiler quelques éléments ?

Vanessa Diffenbaugh : J’ai écrit 80 pages. Vous n’y trouverez pas de familles d’accueil, ni de fleurs. C’est un autre secret…

Onirik : et sur quoi ?

Vanessa Diffenbaugh : Secret… (prononcé en français) (rires…)

Onirik : Quelle fleur ou plante vous inspire en pensant à cet interview?

Vanessa Diffenbaugh : Les campanules… et donc, la gratitude !