Interview de Patrick Manoukian, alias Ian Manook, chroniqueur des aventures de Yeruldelgger

Onirik : Qui relate les aventures de Yeruldelgger ?

Ian Manook : Mes grands-parents étaient Arméniens. Mon père a été ouvrier 40 ans chez Renault. Moi, le prolétaire, je suis devenu premier de la classe. Quand je suis allé en Science Po, j’y suis allé en costard parce que pour moi, c’était la réussite. J’y ai fait de très belles études. Puis je suis parti en voyage initiatique pendant deux ans et j’en suis revenu transformé.

J’ai fait un petit peu de journalisme indépendant, j’ai créé des boites, des maisons d’édition pour la jeunesse (Goldorak, Captain Flam, Albator, les héros américains, les tortues ninjas, d’autres magazines pour ados, des revues de rock). J’ai aussi créé une autre boite Manook (le nom de mon pseudo) qui édite de gros catalogues de voyage. En 2009, date à laquelle j’ai vendu ma part, je suis arrivé tranquillement à l’écriture.

Onirik : Pourquoi avoir réalisé cette trilogie et pourquoi interrompre la saga ?

Ian Manook : J’arrive au polar par hasard. Quand j’attaque le polar, je pars de rien. J’écris sans plan préalable, d’une seule traite.

Je n’utilise pas de documentation. Je me documente a postériori. Une fois que j’ai déroulé les 600 pages de l’histoire, je vérifie des choses très précises (date, lieu, orthographe, recette de cuisine). Ce qui m’inspire, c’est mes souvenirs de voyage.

J’aborde l’écriture comme un voyage. Ce n’est pas quelque chose de programmé, pas du tourisme. Dans ma jeunesse, je suis parti et je suis revenu 27 mois plus tard et j’écris pareil. Cela ne m’a rien appris, mais cela m’a rappelé des choses. Cela m’a rappelé le plaisir de rentrer dans une aventure sans avoir de limites.

On part en voyage et un jour le basculement se fait. Un jour, il y a 51 % d’envie de rentrer. Même s’il reste 49 % ce jour-là, vous savez que vous allez rentrer. C’est pareil dans le bouquin. Dans le troisième, je me suis rendu compte que l’envie de terminer cette trilogie existait.

D’autre part, suite à un certain événement survenu dans le troisième tome, Yeruldelgger n’a pas de raison de continuer à être ce qu’il est. À partir de ce moment, Yeruldelgger va forcément vers sa fin.

Onirik : Votre écriture relate des événements pour le moins originaux. Comment sont-ils arrivés sous votre plume ?

Ian Manook : Pour la scène du tricycle enterré dans la steppe, j’avais cette idée dans la tête depuis longtemps. Je m’inspire de faits divers. Des gardes-côtes ont trouvé des marins japonais en détresse. Ils ont raconté qu’une vache était tombée du ciel et qu’elle avait coulé leur bateau. Naturellement, on les a embarqués en cellule de dégrisement. Ils y sont restés jusqu’au moment où les garde-côtes ont reçu un appel du commandement aérien russe.

Il est peut-être possible que des aviateurs russes en mission dans un pays lointain aient décidé d’améliorer l’ordinaire avec du bétail qu’ils « empruntaient », le mettaient dans des avions et le ramenaient pour leur cantine. Ils ont embarqué une vache qui a paniqué et a fait une crise d’hystérie en plein vol. Dans les avions militaires les fils des commandes passent à nu le long de la carlingue. Ils ont eu peur qu’elle détruise les commandes. Ils ont ouvert la trappe et la vache est tombée droit sur le chalutier. J’ai gardé ça en tête jusqu’à ce que je m’en resserve.

Onirik : Cette trilogie implique un formidable arrière-plan ethnologique.

Ian Manook : J’écris vraiment une intrigue policière. Mais ce que je voulais derrière, c’est mettre mes souvenirs de voyage au sens large du terme. Ce que j’ai croisé là-bas comme coutume, cuisine, comportement, les coutumes spirituelles, la mort, la relation homme-femme. Cela se situe en premier arrière-plan. Le second arrière-plan relate un problème géopolitique ou géo-économique qui sert de toile de fond. Le thriller a besoin de belles toiles de fond. Quitte à avoir un décor autant le construire intelligemment.

De plus, on a forcément dans le polar une pluralité de personnages importants : un personnage très sombre, un autre très blanc. Cela permet la multiplicité des points de vue. Le polar, c’est aussi une convention entre le lecteur et l’auteur. La littérature blanche, c’est un peu plus déclaratif : un roman sur un thème un peu précis. L’auteur présente sa version de la chose.

En fait, le lecteur le reçoit ou ne le reçoit pas. Pour le polar, c’est une convention. Dès le départ, vous savez que je vais vous embrouiller. À chaque chapitre, vous allez chercher à désembrouiller ce que j’ai embrouillé. On observe ce va-et-vient pas seulement pour la trame dramatique. On s’en sert pour faire passer des messages sur l’écologie, les coutumes, les traditions. On a presque un échange avec le lecteur. J’imagine l’échange avec le lecteur et je le mets en scène. C’est présent dans l’écriture.

Dans le troisième volet, j’avais envie de revenir sur la mort, parce que dans le premier tome, j’avais raconté un énorme mensonge : la façon dont est enterrée la petite fille. Ce n’est pas la vraie tradition mongole. C’est un rite funéraire pseudo-coutumier qui a été introduit par les Soviétiques pour forcer les nomades à adhérer à la nouvelle coutume qui les fixe dans un endroit précis.

Les Soviétiques de Mongolie considéraient que cette façon de laisser pourrir les cadavres en plein air était indigne d’une culture et voulaient forcer les nomades à venir dans les cimetières. Mais la vraie façon d’affronter la mort pour les nomades, c’est d’exposer le corps. Les animaux brisent les os pour que les âmes puissent sortir.

Chez nous, la tradition nous procure une obligation du souvenir : une tombe avec le nom du défunt, la date de naissance et de décès. Généralement, ce sont des caveaux avec plusieurs membres de la famille. Nous sommes dans une obligation de souvenir. Les nomades sont dans l’obligation inverse. La raison pour laquelle ils laissent les corps pourrir dans la steppe, sans point de repère, avec juste une petite pierre plate qui sert à reposer la tête, c’est qu’ils sont eux dans l’obligation de l’oubli. Pour eux à partir du moment où on oublie où on a laissé le corps, le corps disparaît, il redevient poussière, il n’existe plus. Alors seul reste le souvenir de la personne qui peut vous suivre partout où vous allez.

Onirik : Le troisième tome se révèle riche en personnages féminins.

Ian Manook : Solongo y assure un rôle capital et je fais apparaître d’autres personnages féminins parce que la culture nomade, sous un aspect profondément macho, est assez égalitaire. La technique de survie en milieu hostile passe par le partage des taches, ce qui aboutit à une société relativement égalitaire, un mode de vie dans lequel les femmes ont un rôle important.

Mais aussi cela permettait de revenir sur quelques traditions dont j’avais déjà parlé, tout ce qui tourne autour de « l’amour nomade » et souligner quand même quelques mauvais côtés de cette tradition, notamment le passage à la vie sexuée des jeunes gamins. Elle se fait généralement au détriment de petites gamines. Si par hasard, elles tombent enceintes, elles ont un destin à part, celui des « mères des steppes », des mères célibataires ayant un destin à part. J’y suis revenu un peu pour corriger ce qui aurait pu passer pour un aperçu idyllique, en précisant le sort qui est réservé à ces gamines suite à ce viol domestique (c’est toujours dans la communauté proche). Dans ce tome, je solde les comptes sur les traditions. J’ai expliqué tout le bien que j’en pensais avec le côté sage. Mais ici, je souligne le côté obscur de la chose.

Onirik : On observe également une évolution des personnages.

Ian Manook : J’introduis plein de nouveaux personnages dans ce troisième tome. J’aime bien que le caractère de mes personnages apparaisse dans le comportement et les dialogues. Mais physiquement, je ne décris pas les personnages. Je laisse faire le lecteur. C’est une abstraction qui agit. Yeruldelgger change, il évolue. Il est très zen dans le premier, en colère dans le deuxième et complètement décalé dans le troisième. Je redémarre un nouveau personnage à chaque fois.

Je prends mon vrai plaisir à créer mes personnages. Je les crée complets épais, humanisé au maximum, que je les tue au bout de cinq pages ou que je les garde pendant trois bouquins.

Onirik : On remarque que la Mongolie est parcourue par de nombreux francophones (venus de l’hexagone ou du Québec).

Ian Manook : Oui, la Mongolie a cet avantage. C’est un pays parcouru par beaucoup de monde. Beaucoup de puissances étrangères viennent piller son sous-sol. Par la force des choses, il y a des géologues, des ingénieurs, des spécialistes de tous les pays. D’autre part en raison de l’occupation soviétique, c’est un pays entièrement alphabétisé. Ils ont une jeunesse qui parle des langues étrangères. À titre d’exemple, la Mongolie est le pays non-germanophone qui proportionnellement à sa population parle le plus allemand.

J’ai eu ce problème à gérer lorsque les gens se parlent entre eux. Tant que c’était entre Mongols, je n’étais pas obligé de préciser. Mais à partir du moment où les gens arrivaient de l’étranger, j’ai été obligé de faire appel à quelqu’un de l’extérieur : Zarza d’origine arménienne comme moi.