Interview de Djet et Mathieu Salvia

Onirik : Mathieu, voulez-vous nous raconter votre premier entretien avec Djet ?

Mathieu : Alors, mon premier entretien avec Djet… C’était certainement des années avant Croquemitaines. C’était certainement sur Café Salé, et on s’est parlé.

Djet : On s’est parlé !

Mathieu : Oui, de là à se rappeler ce qu’on s’est dit… J’ai dû dire : «Waouh, super !» [rires]

Djet : J’ai dû me dire : « C’est qui ce c**-là ?» [rires]

Mathieu : On était tous les deux sur une communauté internet qui s’appelait Café Salé. Lui, dessinait. Moi, à l’époque, je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Enfin, j’écrivais, je faisais un peu de dessin, un peu de photos. J’étais surtout dans ce vivier-là, et ça me passionnait. Et, voilà… Ce sont des années plus tard, par contre… Comme cette génération-là avait tissé des liens, pour moi c’était plus simple de l’aborder sur Facebook. Et alors, qu’est-ce que je lui ai dit, cette fois-ci ? Ça devait être quelque chose comme : « Hello, je m’appelle Mathieu Salvia, j’ai fait Sept héros. On était sur Café salé. Est-ce que t’es libre ? Est-ce que tu lis des trucs en ce moment ? » Ça devait être quelque chose comme ça.

Djet : Je ne suis pas sûr que tu aies autant développé dans ta bio, mais oui.

Mathieu : J’ai dû me présenter, j’ai dû te demander si tu lisais des synopsis.

Djet : Oui, c’est ça : « Est-ce que tu lis des synopsis ? »

Mathieu : « Est-ce que t’es dispo pour lire ? »

Djet : Parce que c’est jamais évident.

Onirik : Justement, Djet, quelle a été votre première impression en lisant sa toute première version du scénario ?

Djet : Hum… Déjà, comme je disais, c’est que… En tant que scénariste un peu comme ça, pas amateur, mais qui n’a pas encore fait beaucoup de choses… Arriver à aborder comme ça, les dessinateurs, ce n’est pas simple. Il y en a beaucoup qui préfèrent travailler avec des gens qui sont plus installés, qui sont plus dans le métier. Et, c’est vrai que quand Mathieu est arrivé, moi, je lui ai dit : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’avoir des histoires intéressantes à lire et à raconter. » Et, c’est ce qu’il a fait. C’est qu’il m’a proposé un truc… Je crois qu’il ne l’avait pas encore écrit.

Mathieu : Non. J’avais des trucs et, finalement, je me suis dit que rien n’était très convainquant, mais j’avais juste cette idée-là, cette image-là qui l’était.

Djet : Et, il m’a raconté, effectivement… Ce gamin qui fuit avec son croquemitaine au milieu de la nuit. Un road trip, en fait. Ça m’a parlé tout de suite, en fait. J’ai vu plein d’images apparaître et, ça m’a fait kiffer.

Mathieu : Tu étais en transe, un peu.

Djet : Oui, un peu.

Onirik : C’est intéressant, parce qu’il me semble que vous n’aimez pas trop dessiner les scènes violentes.

Mathieu et Djet : [rires]

Mathieu : On ne va pas trop faire d’interviews de nous. [rires]

Djet : Ouais, mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’à l’origine, le récit n’était pas forcément hyper gore, hyper violent.

Mathieu : Oui.

Djet : Il était plutôt contemplatif. On était dans du conte, en fait.

Mathieu : Un conte macabre et contemplatif, au début.

Djet : C’est un conte macabre, voilà. Et, il y avait tout cet aspect-là qui me plaisait, parce qu’on allait se retrouver – c’est une ambiance que j’ai essayé de transmettre dans les nouvelles versions – dans les rues avec la pluie, la brume… Être arrêté dans des milieux urbains, ou pas d’ailleurs, et à contempler des endroits où des personnages se promènent en discutant. Il y avait quelque chose de poétique, en fait, de sombre et d’effrayant, certes ; mais de poétique qui me plaisait. Et, je trouve que c’est dommage que l’on n’ait pas pu l’exploiter plus que ça, mais le récit a pris un autre tournant au fur et à mesure.

Mathieu : Même au début, l’aspect gore, on était d’accord tout les deux, qu’il allait résider dans la scène d’intro, et qu’on allait surtout la suggérer.

Djet : Oui.

Mathieu : En fait, le vrai moment gore qui t’a posé problème n’est venu qu’après, et parce qu’on s’est dit : « Il nous faut une scène forte pour planter le décor, pour planter le méchant. Montrer que le mec, il est vraiment fou. »

Djet : Ouais.

Mathieu : Elle est venue s’ajouter.

Djet : Parce qu’on n’était pas convaincus du méchant.

Mathieu : Non.

Djet : Alors qu’il est complètement dingue.

Mathieu : Ouais, mais je pense que cette scène nourrit ce personnage. Pour la petite anecdote, il a voulu la squeezer, cette scène. Il a fallu que j’insiste. La première version qu’il avait dessiné, il avait dessiné autre chose.

Onirik : Justement, dans la première scène, on a la vision d’Elliott. On suggère l’horreur qu’ont subie ses parents sans vraiment la voir. Est-ce totalement en lien avec le fait de ne pas vouloir la montrer ?

Djet : Oui, et en même temps, non, parce que je crois qu’on l’a écrite plus ou moins comme ça, celle-là. Il n’y a pas eu de problématique quand je l’ai dessiné. On ne m’a pas dit : « Non, mais attends, là. Tu squeezes… »

Mathieu : C’est ce qu’elle dit, on ne l’a voulu pas gore. On l’a voulu suggérée.

Djet : Voilà.

Onirik : Vous avez voulu respecter la vision d’Elliott.

Djet : C’était déjà hyper violent.

Mathieu : C’était déjà tellement violent ! Ça n’aurait rien apporté.

Djet : Ouais. Quand il m’a raconté l’histoire, moi, je me faisais mon film et je pensais qu’on voyait justement le père se faire fracasser le crâne avec un marteau ; et qu’il y avait quelque chose dans cette violence qui était déchaînée. Et, finalement, dans les versions que j’ai lu, on coupait ça, en fait. On arrivait très vite à l’avant/après. Le pendant n’était pas intéressant, on se fait suffisamment de film pour s’imaginer ça. On n’a pas besoin de support visuel.

Onirik : Les croquemitaines sont la démonstration de la noirceur humaine. Comment expliquez-vous la crise existentielle du Père-la-mort ?

Mathieu : Les croquemitaines sont nés du fait qu’on ne fait pas face à nos peurs. C’est ça, l’idée ! Si, finalement, on les affrontait et qu’on les gardait pour nous et qu’on vivait avec, elles n’auraient pas besoin de vivre en dehors… C’était surtout cette idée-là. Tout le monde refuse de regarder les choses qui sont effrayantes, tout le monde se voile la face, etc. Et finalement, qu’est-ce qui se passe ? Elles prennent corps, et elles viennent se nourrir d’elles-mêmes, en fait. Et du coup… Pardon, la question ? [rires]

Onirik : Comment expliquez-vous la crise existentielle du Père-la-mort ?

Mathieu : Et du coups, Quand on a mis en place ce double système de lecture, il fallait une aventure littérale. Et, il fallait une aventure subjective pour le Père-la-mort, en plus de celle que vivait le garçon. Du coups, je me suis dit : « Finalement, un être dont toute l’existence ne repose que sur la violence et la terreur, est-ce qu’au bout d’un moment, face à l’éternité, on ne devient pas fou ? » Est-ce qu’on ne se dit pas : « Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? » C’est ce qu’il dit : « L’éternité, c’est très long. C’est encore plus long quand on se pose des questions. » Et, il y a cette espèce de vertige, je pense, qu’il l’a prit, de se dire : « Si je retire toute cette violence, qu’est-ce qui reste de moi ? » Et, c’est là que le Père-la-mort crée le chien pour se purger, pour voir ce qui reste de lui une fois qu’il évacue ce qui le constitue…

Mathieu regarde Djet et attend.

Djet : [rires]

Mathieu : [rires] Je croyais qu’il avait quelque chose à dire.

Djet : [rires] C’est pas du tout ça, tu n’as rien compris ! [rires]

Mathieu : Laisse-moi te montrer mon interprétation. [rires]

Onirik : Pourriez-vous nous éclairer sur la mutinerie de la jeune génération de croquemitaines sur les Anciens ?

Djet : Je ne dirais pas ça comme ça…

Mathieu : Non, c’est intemporel. Les jeunes qui bouffent les vieux, et les vieux qui sont déconnectés du monde.

Djet : Les vieux qui ne comprennent plus les jeunes, c’est tellement…

Mathieu : Ça n’avait pas vocation à autre chose que ça, que les jeunes se disent à un moment : « On en a marre des règles des vieux, on va prendre leur place. On va les bouffer. » Voilà. ça s’est imposé. Ça me semblait être un truc tellement classique.

Djet : Ouais, c’est ça. Les vieux qui se pensent en sécurité avec leurs règles. La jeunesse est là pour briser et recréer des choses.

Mathieu : C’est une constante des films de mafieux.

Djet : Ouais.

Mathieu : C’est tout ça, les jeunes mafieux qui en ont marre des vieux parrains et, qui décident de s’unir en une seule force et de tout reprendre. Je ne pense pas qu’il y ait une grosse originalité à ce niveau-là, mais c’était plaisant de le faire.

Onirik : Vous êtes tous deux de jeunes papas. La relation entre Elliott et le Père-la-mort est-elle inspirée de la relation que vous entretenez avec vos enfants ?

Djet : Moi, je dirais que oui, parce que… Comment dirais-je ? On chope des choses qu’on vit avec nos enfants : leur façon de parler, la façon de les mettre au coin s’il y a besoin, d’être tendre envers eux, ou dur. Moi, je sais que quand je dessinais Eliott et le Père-la-mort, et toutes les attitudes qui devaient parfois être très douce, parfois très dure, je m’inspirais de cette expérience de jeune parent pour essayer de traduire ces émotions. A travers les mimiques, à travers les gestes. Surtout les gestes qu’on peut avoir… Les positionnements des mains, un bras sur une épaule, une façon de se positionner dans les bras de son père. Il y a des choses qui m’ont aidées, il y a des choses qui étaient induites dans la relation entre le Père-la-mort et Elliott.

Mathieu : Ouais, il y avait plein de choses. Il y avait la relation de celui qui se découvre père. Pour le Père-la-mort qui se découvre père de substitution de ce gamin sur cette durée d’une nuit, avec cet aboutissement à la fin où pour la première fois, le gamin vient se blottir contre lui. Il est complètement désarçonné. Il y a toutes les frayeurs qui accompagnent le fait d’être un père. Le Père-la-mort essaie de protéger ce gamin alors qu’il sait qu’il ne peut pas le protéger de tout, en tout cas. Il a cette crainte-là. La déception de décevoir ses enfants. Je crois qu’on a mis beaucoup de choses dans cette relation si évidente… C’était aussi terrible de faire souffrir un gamin comme ça.

Djet : Ouais. [rires]

Mathieu : Et, sur 150 planches ! Mais c’était aussi la beauté du truc… C’était le meilleur service à lui rendre parce que, malheureusement, on ne peut pas mettre un gamin sous une cloche de verre. Il faut à un moment… Le meilleur moyen, c’est de l’accompagner, l’aider à raconter des choses terribles, parce que c’est comme ça qu’on devient un homme.

Onirik : Venons-en au dossier d’Elliott, à la fin. Pourquoi est-ce si important pour lui d’apporter sa version des faits ?

Mathieu : Il ne veut pas apporter des preuves de sa version. Il dit : « Détruisez ce dossier pour moi, parce que j’ai découvert ma vérité. ». Elliott a cherché toute sa vie à comprendre ce qui lui était arrivé. Et, c’est là où on tend une main au lecteur en lui disant : « Est-ce que t’as envie de prendre ce chemin ou celui-là ? Est-ce que tu as envie de croire que les monstres étaient réels et qu’il a vécu quelque chose de fantastique, au sens littéral ? ». Ou, que l’on a envie de croire que finalement – c’est ce qu’on suggère parfois dans les bonus, il y a des articles tronqués de docteurs qui disent que parfois, face à certains traumas, les gamins occultent – « Est-ce qu’il a tout imaginé et que sur son lit de mort, finalement, il se rend compte, il se rappelle qu’il s’est menti, qu’il a juste assisté à un truc terrible ? » Donc, je pense que ce qui est important – et ce qu’on a voulu se dire dans ce dossier – c’est que lui avait besoin de comprendre, avait besoin de savoir ce qu’il avait vécu cette nuit-là.

Onirik : Vous, Djet, vous vivez à Nantes. Quel est votre mode de travail avec Mathieu ?

Djet : Tous les moyens de communication possible [rires] : mails, téléphones, sms, Messenger, les jeux vidéos…[rires] On peut même discuter en jouant. Les échanges principaux, quoi.

Onirik : Parvenez-vous à vous voir régulièrement ?

Djet : Bah, là, plus.

Mathieu : Pas pendant la conception en elle-même.

Djet : Pas pendant la conception. On a mis un certain temps à se voir d’ailleurs.

Mathieu : Un certain temps, hein.

Djet : Oui, parce qu’en fait, on a créé le projet, on a parlé du projet avec notre éditeur, on a signé le projet… Et on ne s’était toujours pas vus, je crois.

Mathieu : Oui.

Djet : Et j’avais avancé dans la conception.

Mathieu : On avait fait du Skype.

Djet : Oui, on avait peut-être fait du Skype, quand même. Mais physiquement…

Mathieu : On s’est rencontrés tard.

Djet : Oui, à la fin de l’année. Un truc comme ça.

Mathieu : On essaie de réduire maintenant, parce qu’il y a un truc physique qui ne passe pas entre nous.

Djet et Mathieu : [rires]

Djet : Beau gosse comme je suis !

Mathieu : Cette espèce de… De…

Djet : D’énergie. [rires]

Mathieu : Hé, il y a un truc… Ça ne passe pas.

Djet : C’est pour ça que tu viens me chercher à la gare, que je dors chez toi. [rires]

Onirik : Que vous jouez aux jeux vidéos ensemble ?

Djet et Mathieu : Oui, voilà. [rires]

Mathieu : J’ai eu la faiblesse de croire… Vous pouvez écrire qu’on a fait une partie hier et que je l’ai tollé à 80%.

Onirik : C’est noté.

Djet : [rires] Et ensuite, on est revenu à… à..? Si !

Mathieu : Non, non. [rires]

Onirik : A quel jeu avez-vous joué ?

Mathieu : Street Fighter 5. J’ai eu la faiblesse de croire que j’étais un grand joueur de Street Fighter et, en fait, il est encore meilleur que moi. Mais, je m’améliore. Je m’améliore.

Djet : Oui, il s’améliore. C’est bien…

Mathieu : On est en train de retrouver des parties un peu équilibrées, parce qu’à un moment, il me mettait des grosses taules et…

Djet : Ce n’était plus marrant.

Mathieu : Oui, ce n’était pas drôle de devoir jouer comme ça.

Djet : C’était : « Bon, on continue ou pas ? »

Mathieu : Je suis toujours resté très digne…

Djet et Mathieu : [rires]

Mathieu : Dans la défaite.

Djet : Je… Je vais dire oui, pour la postérité.

Mathieu : [rires]

Onirik : Avez-vous de futurs projets communs ?

Djet et Mathieu : Oui.

Onirik : Ou est-ce que vous ne vous supportez plus ?

Mathieu : On ne se supporte plus, mais on a envie de faire de la tune. On sait qu’on va faire de la tune ensemble. [rires]

Djet : Et des parties de jeux vidéos. Bien sûr qu’on a encore plein de projets en commun. Je crois que je suis son dessinateur attitré.

Mathieu : Oui.

Djet : Et, je crois qu’il aimerait bien avoir des jumeaux de moi pour qu’on puisse en faire plus.

Mathieu : Un studio de Djet. Allez, tsch !

Djet : Mais, je ne pourrais pas me supporter.

Onirik : Avez-vous un message pour vos lecteurs ?

Djet : [rires] Je crois qu’il faut qu’on change. [rires]

Mathieu : N’hésitez pas à nous dire si vous avez aimé. C’est sympa, ça. On apprécie beaucoup.

Djet : Et surtout, on est très accessible.

Mathieu : Ouais. C’est ça, c’est qu’on est très accessible. N’importe qui peut nous envoyer un message sur Facebook. Il y en a qui le font, et c’est toujours extrêmement agréable.

Djet : C’est complètement ça. [rires] Il y a des êtres humains derrière cet album. [rires]

Crédit photos de Prettyhoney aka Emilie Lefaut
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