Interview de Colin Niel, auteur du roman ‘Seules les bêtes’

Onirik : Comment êtes-vous arrivé à l’écriture ?

Colin Niel : J’ai mis beaucoup de temps à basculer. En France, on met les gens dans des cases : scientifiques ou littéraires. On a tendance à penser qu’on ne peut pas basculer de l’autre côté. Je ne m’en croyais pas capable. En plus, j’ai un frère beaucoup plus littéraire, qui fait du théâtre.

Pour moi, c’était lui le littéraire et moi le scientifique. Il existait une cloison bien étanche entre les deux et puis à un moment, j’ai essayé de la franchir. La Guyane a servi de déclencheur. Quand je suis rentré de Guyane, tout ce que j’avais vécu là-bas me trottait dans la tête. J’en parlais aux gens à Paris. Au début, cela les intéressait un peu et puis au fur et à mesure, un peu moins.

D’où l’écriture de mes trois romans guyanais [[série : Une enquête du capitaine Anato en Amazonie française (Éditions Le Rouergue)
Les Hamacs de carton, 2012 (Prix des Ancres noires 2014)
Ce qui reste en forêt, 2013
Obia, 2015 (Prix des lecteurs Quais du polar-20 minutes 2016, Prix Michel-Lebrun 2016, Prix des lecteurs du Festival du polar de Villeneuve-lez-Avignon 2016, Prix 1001 feuilles noires de Lamballe 2016 ]].

Onirik : Mais cette fois le lieu de l’action se situe principalement dans les Causses.

Colin Niel : Mes trois romans se déroulant en Guyane ont bien marché. Forcément à chaque fois qu’on écrit un livre, on se pose des questions sur ses compétences, ses talents ou autres, ce qu’on est capable de faire. La Guyane qui m’avait servi de matériau sur mes trois premiers romans a procuré une richesse extraordinaire, une histoire incroyablement riche avec des populations, des communautés, des relations complexes. Il y a plein de choses dont on peut faire encore des romans.

Je me suis alors demandé : est-ce que c’est la Guyane qui me porte ou bien est-ce que je suis capable de faire autre chose ?

C’est comme ça qu’est né le projet. En fait, le gros changement avec mes romans guyanais, c’est la construction. Je repartais complètement à zéro. L’écriture a été très dure.

Et puis il y a le sujet. Pour moi, c’était un roman sur la solitude au sens large, avec la solitude des paysans célibataires qui se trouvent seuls, avec une solitude à la fois psychologique et physique. C’est un sujet qui me tenait à cœur. La solitude, c’est une chose qu’on a tous expérimentée. J’avais une envie d’écrire dessus.

Onirik : Mais pourquoi un titre quelque peu obscur ?

Chaque titre a son histoire. J’ai mis longtemps à trouver ce titre. Il est apparu dans un flash. C’est une composition : « seules » (le sujet : la solitude), « les bêtes » (beaucoup de mes personnages vivent des bêtes l’éleveur de brebis, l’éleveur de vaches) et il se trouvait que seules les bêtes savent vraiment ce qui s’est passé et seules les bêtes ne souffrent pas de la solitude.

Onirik : Pourquoi avoir élaboré un roman choral ?

Colin Niel : Je voulais qu’un roman soit au plus prêt des personnages, quitte à élaguer un petit peu l’intrigue. Le rythme est quand même assez lent. Je voulais que le lecteur soit dans la tête des personnages et qu’on ait vraiment cette différence de point de vue, qu’on voit comment chaque personnage a vécu l’histoire, sait des choses différentes. Il y a aussi des scènes qui sont vécues par différents personnages, mais qui sont interprétées et c’est cela que je trouvais intéressant d’avoir : des scènes qu’on regarde d’un point de vue différent et cette choralité, ce travail à la première personne s’est révélé le plus approprié.

Onirik : Une autre originalité concerne la couverture.

Colin Niel : La couverture est issue d’une discussion entre l’auteur et l’éditeur. J’avais en tête une couverture qui fait plus référence au monde paysan et à la solitude. On n’en a pas trouvé qui soient suffisamment parlantes, qui n’étaient pas suffisamment fortes en terme émotionnel ou alors des couvertures qui risquaient de faire basculer le roman dans la catégorie « roman de terroir ». Mon éditrice a trouvé cette couverture. J’ai dit non assez longtemps, car je craignais le lien avec la Guyane. La couverture pouvait laisser croire qu’il s’agissait d’un roman se déroulant en Guyane. J’ai fini par dire oui, parce qu’elle est très belle. Il y a aussi un côté un peu commercial. Sur les tables des libraires, elle attire le regard et puis elle permet aussi d’entretenir un élément de suspens : c’est quoi cette couverture ? On sent que le bouquin va nous emmener vers quelque chose.

Onirik : Comment s’est déroulée l’écriture ?

Colin Niel : Sur mes romans précédents, sur Obia en particulier, l’écriture n’a pas été la difficulté. Ici, le scénario était très clair dans ma tête. Par contre, la mise en pratique a été très difficile. J’ai beaucoup tâtonné. Des premières versions ne ressemblaient à rien. Il y a eu des réécritures, des discussions à n’en plus finir avec mon éditrice. Il s’est produit des périodes où j’ai complètement arrêté, parce que, je voulais vraiment que chaque personnage ait sa manière de s’exprimer. C’est ainsi que s’est créée une écriture intermédiaire entre le littéraire et l’oral : une langue un peu parlée.

Onirik : Le sujet et les lieux sont légèrement…. « exotiques », ce qui a dû nécessiter une certaine documentation.

Colin Niel : Pour les paysans, j’ai passé deux fois deux semaines dans les Causses en Lozère. J’ai vécu leur quotidien et puis regardé comment ils s’exprimaient. Ce roman, c’est « L’amour est dans le pré version roman noir. Après j’ai essayé d’imaginer Armand mon Africain : un jeune qui vit dans une grosse ville d’Afrique de l’Ouest que je ne précise pas laquelle (Ouagadougou, Abidjan, etc). Je n’ai pas eu l’occasion d’y aller, essentiellement pour des raisons financières. On mélange pleins de choses. On a plein d’informations sur internet. Il y a des livres il y a une superbe bande dessinée Aya de Yopougon [[ Aya de Yopougon est une série de bandes dessinées de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie (édition Gallimard, collection Bayou)]].

En ce qui concerne le langage parlé une superbe source, c’est internet et facebook. On y trouve des articles de presse et tous les commentaires en dessous. Dans les articles de presse généralement les gens essaient de bien écrire. Mais en dessous, ils se relâchent et on trouve ce langage un peu intermédiaire : on s’insulte, on envoie balader les gens. J’ai pris pleins de choses là-dedans. Ensuite, on essaie de mélanger cela à d’autres sources.

Le monde agricole est un milieu que je connaissais dans le cadre professionnel. J’ai eu l’occasion de travailler avec le milieu agricole (de l’autre côté de la barrière). Outre une connaissance là-dessus, j’ai effectué un travail de documentation. On comprend vite les enjeux. Ce n’est pas si compliqué que cela. On essaie de faire abstraction de tous ses jugements, de toutes ses analyses personnelles pour se mettre dans la peau du personnage. L’auteur doit disparaître totalement au profit du personnage.

Je n’ai pas du tout l’impression de faire de la littérature engagée. J’essaie de tout faire pour ne pas l’être. Ce n’est pas le rôle de la fiction. Par contre, c’est vrai qu’à travers le choix des sujets qu’on aborde il y a une sensibilité, une thématique qui s’exprime. Je préfère le terme de « littérature concernée » que celui de « littérature engagée ». C’est un sujet qui nous touche. Mais le but ce n’est pas de donner des leçons de morale. Cela peut faire tomber des certitudes. C’est peut-être un petit peu moins marqué sur ce roman. Mais sur mon dernier roman, j’avais évoqué la question de l’immigration. Pendant la guerre civile du Surinam, la ville de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane s’est retrouvée avec 10 0000 réfugiés venus du Surinam. Pendant 6 ans, les camps de réfugiés ont été hyper-compliqués à gérer. Moi, je ne voulais pas prendre parti. Des réfugiés avaient vu leurs familles massacrées, leurs villages brûlés. J’avais développé une empathie forte pour ces personnages-là. Mais il y avait d’autres personnages de l’autre côté de la barrière, des gens qui avaient vu leur ville envahie par cet afflux de réfugiés. J’ai essayé de mettre le même niveau de traitement parce que c’est trop facile. Le but est de montrer à quel point les choses sont compliquées, toujours plus complexes que l’on pourrait le croire. Pour moi, l’engagement politique par définition, c’est un parti-pris. La simplification, c’est l’action politique. La littérature, ce n’est pas cela.

Onirik : En filigrane, on trouve dans Seules les bêtes l’opposition du monde paysan au pouvoir décisionnel.

Colin Niel : Oui, principalement dans le rapport des éleveurs aux bêtes sauvages notamment le loup. Pour moi, le loup est vraiment un symbole de la fracture énorme qui existe entre le monde citadin et le monde paysan. La grande majorité des gens sont, selon les sondages, favorables au loup. Ayant une formation en écologie[[Colin Niel a étudié l’agronomie, l’environnement, l’écologie et est devenu ingénieur spécialisé dans la préservation de la biodiversité]], j’y suis aussi favorable. Mais je trouve trop facile quand on parle de cela de ne pas être confronté au problème. On n’a pas le matin l’angoisse et la boule au ventre de retrouver une de ses bêtes avec les tripes à l’air égorgée par le loup. Les paysans ont l’impression d’avoir été totalement abandonnés. Dans le roman quand je parle du loup, j’en parle du point de vue du paysan. Ce n’est pas engagé. Ce qui m’intéresse, c’est ce que le paysan en pense.

Onirik : Les personnages qui s’expriment dans le roman sont très différents, que ce soit par la psychologie ou leurs origines.

Colin Niel : Cela fait partie des sujets qui me parlent beaucoup. Ce qui m’intéresse, c’est la dimension culturelle des personnages, marqués par notre culture historique, familiale. Je pense qu’une grande partie des problèmes d’aujourd’hui vient de l’incapacité à se comprendre les uns les autres. Une grande partie vient de la culture. On a toujours tendance à sous-estimer l’importance des différences culturelles, du fossé qui existe quand on s’adresse à quelqu’un. Prenons l’exemple des Québécois : cette population de cousins francophones. Quand on arrive là-bas, on ne mesure pas l’ampleur du fossé culturel. Ils sont très marqués par l’influence nord-américaine.

D’autre part, la partie la plus secrète de la culture, c’est la croyance. On touche à l’intimité de chaque personnage.

Onirik : On observe des addictions chez certains personnages. Le père d’Alice, bien qu’il soit à la retraite, est resté accro à son exploitation. Un autre personnage est accro à un mensonge alors qu’il sait que c’est un mensonge.

Colin Niel : C’est moins la question de l’addiction que du manque. Pour moi, c’est un livre sur la solitude. Chacun comble à sa manière le manque affectif. Ils vont chercher des solutions moins conventionnelles et se réfugient dans des choses qui pour nous peuvent manquer un peu de sens. Mais oui, il y a pour moi une addiction affective. On a ce manque affectif. Il existe des couples toxiques qui n’arrivent pas à se séparer. Ils vivent dans l’angoisse totale de se retrouver seuls. Si on examine le personnage de Maibé, on observe qu’elle veut être avec quelqu’un. Elle traite ses mecs avec violence dès que cela ne marche plus. Elle est très contente de le virer. Mais du jour au lendemain, le fait de se retrouver, toute seule, lui procure une angoisse totale.

Onirik : Un cas extrême concerne l’addiction de Joseph envers sa « visiteuse improvisée ».

Colin Niel : Oui, c’est pareil. C’est une autre manière de combler le manque, surtout pour ce personnage qui a toujours eu beaucoup de difficultés dans les rapports humains.

Onirik : Doit-on considérer ce roman comme un roman noir ?

Colin Niel : On est loin du roman noir. Dans la construction de l’intrigue, on a des techniques de roman policier. Je me sens plus à l’aise dans ce genre-là. Je pense que la littérature noire, c’est celle qui parle le mieux des conditions de la société, des problèmes qu’on rencontre. Les auteurs de romans noirs sont ceux qui traitent le mieux comment le monde se porte. C’est aussi des catégories artificielles. Pleins de romans de littérature blanche pouvaient passer en noir. J’ai lu Tropique de la violence[[Gallimard, août 2016]] de Nathacha Appanah : un ouvrage magnifique, hyperviolent et superglauque. Des auteurs de polars pourraient passer en blanche et vice-versa. La frontière entre les deux est complètement artificielle et on a plein d’exemples. Ainsi, dès que Marcus Malte quitte le roman noir, il obtient le prix Fémina[[pour « Le garçon » édition Zulma (2016)]].

Il existe trois catégories :
– celle des moins sympas : les auteurs de littérature blanche
– au milieu : il y a les auteurs de polars qui sont bien sympas
– et les plus sympas sont les auteurs de BD