Ogre

I

Enfermée dans le placard, Juliette attendait que son père vienne lui ouvrir. Seule dans le noir, Juliette n’avait pas peur. Juliette était surtout effrayée quand la porte s’ouvrait jamais quand elle se refermait. Depuis qu’elle était en age de se souvenir elle avait toujours passée au moins une partie de la journée enfermée dans ce placard, son placard. Assise, les genoux repliés contre sa poitrine qui commençait à se dessiner sous son T-shirt, Juliette rêvait. Le placard était son univers, plein des merveilles de son imaginaire. Elle s’imaginait en princesse de la Jet-Set ou en star de la chanson, parcourant le monde à s’amuser, à dépenser des fortunes en bijoux, en vêtements. Elle se voyait en photographies dans les magazines qu’elle affectionnait tant mais dont la vue mettait tellement en colère son père. Cette pensée la fit sortir de ses chimères.

« Pourquoi ai-je oublié de les cacher ? », maugréa-t’elle. « Si je les avais caché comme d’habitude Papa ne les aurait pas trouvé. Papa ne regarde jamais sous l’évier. »

Elle entendit un grand bruit. « Papa a encore cassé une chaise » se dit-elle. Elle risqua un rapide coup d’oeil par l’interstice entre les deux portes du placard et vit son père qui tournait en rond, encore et encore, usant le linoléum sous ses chaussures, maugréant contre sa fille, contre le monde entier, contre lui-même.

Un voisin tapa contre le mur et cria :

« Tu as bientôt fini ! Tu veux que j’appelle les flics ! »

Son père pris les débris de chaise qui était par terre et les balança contre le mur et dans le fracas qui s’en suivit hurla :

« Oui ! Là j’ai fini ! ».

Et comme à son habitude il s’assit dans l’unique fauteuil de la salle à manger, alluma la télévision antédiluvienne et commença à manipuler frénétiquement la télécommande changeant constamment de chaîne, n’en regardant aucune, s’attardant sur toutes. Au bout de dix minutes d’acharnement, il s’arrêta sur une chaîne.

Juliette eu une pensée pour la chaise en morceaux contre le mur qu’elle devrait remettre en état dès que possible. A tout juste onze ans, Juliette était une experte dans la réparation de mobilier en tout genre. L’ensemble des meubles de la maison était passé entre ses mains pour un rafistolage à la ficelle, au scotch ou à la colle à bois. Seul le fauteuil dans lequel était assis son père et le placard n’avait jamais eu besoin de ses services, ces derniers n’ayant jamais subis les foudres de son père. Le fauteuil car il s’agissait de son meuble. Son seul, son unique, le meuble qui l’avait suivi tout au long de sa vie. La seule chose au monde qui pouvait lui rappeler qu’il avait été quelqu’un. Juliette aussi aurait pu lui rafraîchir la mémoire sauf qu’elle posait des questions alors que le fauteuil se taisait. C’est pour cela que le père de Juliette se rattachait plus à son fauteuil qu’à sa fille. L’un le rattachait à un passé heureux; l’autre le projetait vers un futur désastreux. Si le placard non plus n’avait jamais été touché par son père ce n’était pas pour une raison sentimentale mais uniquement pour une question de rapport de force. Courageux devant les petits meubles comme les chaises ou la table en formica qu’il brisa une fois en deux d’un coup de poing ravageur, parfois téméraire devant sa fille quand elle osait lui manquer de respect à savoir lui parler, le père de Juliette perdait tout ses moyens devant les meubles plus grand et plus large que lui.

La tête de son père lui cachait la télévision, aussi Juliette ne pouvait que vaguement deviner ce qui était diffusé.

« Pourvu que ce soit un film qu’il s’endorme et que je puisse vite sortir. » se dit Juliette.

Mais la chance n’était pas de son côté car il s’agissait d’une émission politique. Juliette le devina plus à l’attitude de son père qu’au son émis par le poste de télévision. Déjà il commençait à râler et pester contre ceux qui avaient fait de lui ce qu’il était, contre ces pourris qui s’enrichissaient sur le dos des honnêtes citoyens comme lui. Juliette essaya de calculer le temps écoulé depuis que son père avait du prendre ses médicaments et se dit que soit il avait arrêter son traitement, soit les pilules n’agissaient plus. Elle se remis donc dans le coin du placard et retourna dans ses rêves.

Juliette commençait à avoir mal à la vessie quand quelqu’un frappa contre le placard.

II

Toc-toc-toc. Juliette risqua un coup d’oeil au travers de la porte et vis son père toujours assis en train d’achever son reste de bon sens devant la télévision. Juliette pensait que le bruit venait de ses rêves quand le son se reproduit. Toc-toc-toc. Juliette écouta attentivement. Toc-toc-toc. Le bruit semblait venir du fond du placard. Juliette colla une oreille contre la paroi et attendit. Toc-toc-toc. Aucun doute, quelqu’un frappait du côté où était le mur. Juliette eut un léger frisson, mélange d’angoisse et d’excitation. Elle ne savait plus très bien s’il s’agissait d’un rêve ou de la réalité. Quand le bruit retentit de nouveau, elle se risqua à répondre. Elle tapa légèrement contre la paroi et attendit. Un orifice se dessina et un oeil apparu soudainement derrière. Terrifiée, Juliette se retint de hurler. Partagé entre la peur de son père et l’apparition soudaine de cet oeil à cet endroit impossible, elle prit le parti de penser qu’il s’agissait là d’un rêve. Entre cette fantasmagorie et la ceinture de son père elle opta pour la première possibilité, aidé en cela par sa triste expérience d’avoir déjà dérangé son père en pleine émission politique par un mauvais rêve. Dans ce genre de situation il avait tendance à la confondre avec une ministre, voire madame le maire, et Juliette n’aimait pas du tout cela. Elle ravala donc sa peur et observa l’oeil qui lui rendit son regard.

Une douce voix susurra alors à son oreille :

« Bonjour ».

Juliette eut un mouvement brusque de la tête pour regarder autour d’elle. Hormis l’oeil derrière son judas elle était seule.

« Bonsoir », hasarda-t’elle.

« Oui bonsoir, tu as raison. », entendit-elle murmurer à l’oreille. « Je ne sais jamais comment vous saluer vous les humains. Le temps change trop vite chez vous. ».

« Qui êtes vous ? ».

« Je suis moi, voyons ! Quelle question idiote. », s’offusqua la voix.

« Je veux dire comment vous appelez vous ? Moi c’est Juliette. »

« Oui je sais comment tu t’appelles, Juliette. Par contre je n’ai pas de nom à te donner me concernant car je n’en ai pas ».

« Comment sais tu comment je m’appelle ? Pourquoi n’as tu pas de nom ? »

« Que de questions Juliette ! Je te propose de me rejoindre et je répondrai à toutes tes interrogations. ».

« Comment puis je te rejoindre ? ».

« C’est facile ouvre la porte. », le judas se referma et le silence retomba.

« La por… ». Juliette s’interrompit. Pour la première fois elle remarqua une poignée sur le fond du placard. Elle approcha le visage et l’observa. « Comment ai je put ne pas la voir ? », se demanda-t’elle. « Oh suis bête, il s’agit d’un rêve ». Cette pensée la rasséréna et d’une main ferme elle tourna la poignée et poussa.

III

Une porte s’ouvrit dans le fond du placard, une grande lumière en jaillissait, empêchant Juliette de voir au delà. Apaisée par cette clarté enchanteresse, Juliette franchit le pas de la porte et se retrouva dans une clairière. Elle se retourna et vit une porte, posée à même le sol, qui donnait sur son placard. Et à côté de la porte une gigantesque créature dont la taille excédait largement ce que la voix laissait présumer. Le béhémoth était vêtu d’une salopette en laine rouge, d’un gros pull-over bleu et était nu-pied. Ses cheveux blonds ondulés, flottaient légèrement sous une brise légère, son visage bien qu’étrange était avenant. Ses grands yeux noirs et son immense sourire atténuait l’effet aquilin de son nez camus fort proéminent. Juliette blanchit de peur et se mit à trembler.

« Mais qui êtes vous ? ».

La même voix apaisante que dans le placard lui répondit :

« Je suis le même qui vient de t’inviter à le rejoindre. Je sais que mon apparence t’effraie, mais ne crains rien, je ne te ferai aucun mal. ».

Juliette s’accrocha à ses paroles pour se rassurer et, tant bien que mal, retrouva son calme.

Le géant s’assit, les genoux entre ses bras et reprit la parole.

« Juliette, monte sur mon genou, nous pourrons discuter plus tranquillement. »

Juliette obtempéra, grimpa sur le gigantesque pied droit du goliath, puis, escaladant le mollet tout autant impressionnant, arriva au sommet du genou droit. Sa tète se trouva alors à la même hauteur que le menton de la créature.

Devançant Juliette, le géant continua :

« Je sais que tu as tout un tas de questions, je vais donc y répondre mais pour cela je dois d’abord te raconter une longue histoire. Tu trouveras toute tes réponses dans ce que je vais te raconter. »

Juliette allait acquiescer quand son regard se posa sur la porte. Son père devint aussitôt le centre de ses pensées mais une fois de plus le géant anticipa ses paroles :

« Ne t’inquiète pas pour ton père, ici le temps ne passe pas aussi vite que dans ton monde, car tu l’as compris nous ne sommes plus dans le monde d’où tu es issue. Ici un an est comme une seconde chez toi et j’aurai largement finit de t’expliquer avant que ton père ne se souvienne de toi. »

Juliette commença à reprendre le contrôle de ses nerfs.

« D’accord, je vous fais confiance, au pire mon père ne pourra que m’infliger la même chose que d’habitude. »

Non loin, un arbre grinça, un craquement se fit entendre et un branche tomba. Juliette sursauta à ce bruit. Le géant la regarda en souriant, un fugitif air de tristesse passa dans ses yeux puis de sa voix soyeuse il commença son récit.

« Parmi les premières questions que tu te poses, il y a celle de mon nom. Comme je te l’ai dit je n’en ai pas. Ceux de mon espèce n’en ont pas besoin car nous savons nous mêmes qui nous sommes et contrairement à vous autres humains nous n’avons pas besoin de nous nommer pour exister, ni de nommer les autres pour qu’ils existent. »

« Ensuite tu dois te demander qui je suis ce que je fais et où nous sommes. Ces questions vont toutes trouver leurs réponses. »

« Nous, je dis nous car je ne suis pas le seul de mon espèce, avons toujours vécus dans un monde différent de celui des Hommes, du tien Juliette. Par contre il y a de cela des siècles pour nous, donc des millénaires pour ton monde, il existait un certain nombre de portes qui nous permettaient de communiquer. Pour créer une porte cela était facile, il suffisait qu’un Homme nous appelle et une porte se créait. Quand nos mondes ont ils commencé à exister, en existent-ils d’autres ? Je ne le sais pas et il importe à chacun de trouver la réponse en lui. Ce qu’il faut que tu saches c’est que dans la nuit des temps nous avions une relation privilégiée avec les Hommes. Nous vivions en symbiose. Les Hommes nous nourrissaient et nous nourrissions les Hommes. Ce sont les rêves des êtres tels que toi Juliette qui était et qui sont toujours notre subsistance. L’énergie générée par les rêves flotte dans l’air, nous le captons et nous l’absorbons au travers des portes. En échange nous fournissions aux Hommes la connaissance de la nature, des saisons, du climat. Notre connaissance profonde du monde permettait à l’Homme de vivre en harmonie avec la nature. Son bien-être l’amenait à rêver abondamment et nous absorbions ces rêves pour notre propre subsistance. Cela a toujours été ainsi et, malheureusement il en est encore ainsi. Je dis malheureusement car cette relation ne peut exister que dans le cadre d’un échange réciproque. Il y a de cela très longtemps, si longtemps que bien peu d’entre nous s’en souviennent, l’Homme a vendu son âme aux machines. L’Homme a pensé qu’il pouvait se passer de notre connaissance pour exploiter d’une meilleure façon le sol nourricier. Il a donc commencé à assembler la pierre et le bois, à extraire du sol des métaux, à créer des machines infernales avec ce métal. Plutôt que de s’en servir pour faire du beau, l’Homme s’en est servit pour faire de la souffrance. Il a commencé à saigner la terre. Les premiers résultats ont été pour lui encourageant. Sa vision temporelle réduite du monde l’a amené à considérer comme bien pour le monde ce qui l’était pour un et cela pour une durée de vie d’homme. Mais ton espèce, Juliette, avait oublié un concept important dans son raisonnement : Demain. Rapidement ils ont réussis à se passer de nos services, violant la terre avec leurs phallus de métal, lui arrachant sa progéniture par la force. Certains ont essayés de protester et de rester en étroite relation avec la Terre nourricière mais ils ont été rapidement réduit au silence. L’Homme a découvert le mensonge, nous a affabulés de noms horribles, de mythes affreux, afin de dissuader leurs enfants de s’approcher de nous. En quatre générations d’Hommes nous n’avions plus droit de cité. La cinquième génération ne savait même plus que nous avions existé un jour, seul pour eux subsistaient des légendes terrifiantes. Pendant cette période nous n’avons souffert que d’un point de vue affectif de cette séparation. L’Homme continuait de rêver, nous nous en abreuvions toujours sans que cela ne le dérange comme cela ne l’avait jamais dérangé d’ailleurs. C’est au bout d’une rotation de la grosse étoile que les premiers changements ont commencés à se faire sentir. L’Homme a eu de plus en plus de mal a extraire de la nourriture de la Terre, L’Homme a dut travailler de plus en plus dur pour un résultat de plus en plus médiocre. Petit à petit l’Homme s’est aigri et peu à peu l’Homme a cessé de rêver. Ces à cet instant que les premiers d’entre nous ont commencé à mourir. Cela a été un choc pour nous car aucun d’entre nous n’était jamais mort. Nous avions toujours été depuis le commencement, et à ce moment, notre devenir fut incertain. Et avec cette incertitude sur notre existence vint aussi celle sur notre monde. Tu vois Juliette, tous ces arbres autour de nous, et bien ce sont mes arbres, ils me sont liés. Ils font parti intégrante de moi autant que je fais parti d’eux. Si je meurs toute cette foret disparaîtra et la terre en dessous dépérira. C’est ainsi que non seulement mon espèce s’éteignait mais mon monde avec. L’Homme dans sa folie nous emmène vers la fin des temps. »

Le géant s’arrêta de parler, huma l’air et embrassa du regard les arbres qui les entourait puis voyant que Juliette, captivée, attendait la suite, reprit.

« Dans note malheur nous eûmes un sursis, après que la moitié d’entre nous cessèrent d’exister, un équilibre se créa. En effet, les Hommes continuaient de se multiplier et nous arrivions à survivre en absorbants les rêves des seuls êtres qui rêvaient encore, les enfants. Seuls les enfants par leurs rêves arrivaient à créer encore des portes qui nous permettaient de voir votre monde et de nous alimenter. C’est pour cette raison que je te connais Juliette, je te connais même depuis ta naissance, car tu as toujours été une grande rêveuse et je t’en remercie. Le souci c’est que de même que la difficulté croissante de son labeur a conduit l’Homme à cesser de rêver, les enfants rêvent de moins en moins. Aveuglé par sa haine, l’Homme s’acharne à briser ces minuscules joyaux d’innocences qui nous apportent notre subsistance. Ce que ton père te fait subir ne fais hélas pas de toi un cas unique et vois tu cette clairière, elle n’existe que par la souffrance qui sont infligés aux enfants. Dès qu’un enfant perd son innocence, un arbre disparaît, et la vie me quitte peu à peu. Il arrivera un jour où les enfants ne naîtront plus innocents, ce jour là le rêve aura quitté définitivement ton monde et nous aurons tous cessé d’exister. »

Juliette, les larmes inondant son visage, posant sa main sur celle du géant et lui dit :

« Mais qu’est ce que l’on peut faire pour empêcher cela d’arriver ? », demanda Juliette, puis soudain s’emportant elle cria « Quel salaud mon père, je le hais ! ».

Un grand craquement se fit entendre parmi la foret, le géant poussa un grand cri de souffrance. Juliette affolée tomba de son genou et chutant à plat sur le dos contre le sol, s’évanouit.

IV

Quand elle recouvrit ses esprits, le géant était à côté d’elle, un panier fabriqué de feuilles de palmier à ses pieds, le tout rempli de fruits à l’odeur suave.

« Tiens Juliette mange donc un fruit cela te fera du bien », proposa-t’il.

Juliette, sans dire un mot, choisit une pomme alléchante et croqua à pleine dents dedans. Elle se sentait gênée s’en comprendre vraiment pourquoi. La regardant manger, le géant précéda son interrogation.

« Tu te demandes ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? »

Juliette, la bouche pleine hocha de la tète.

« Je vais t’expliquer plus en avant. », fit le colosse en s’asseyant. « Mais regrimpe donc sur mon genou, tu seras plus à l’aise et cela sera plus pratique pour discuter. ».

Juliette acquiesça, et escalada derechef le mollet gargantuesque. Une fois en haut le géant mis sa ma droite dans son dos.

« Je fais un dossier de chaise avec ma main, au cas où. », dit-il en souriant, puis reprenant son récit : « En fait ce qui est arrivé s’explique aisément. Le lien qui unit le rêve à l’enfant est précaire. Ce lien cesse d’exister comme je te l’ai expliqué quand il perd son innocence. Je t’ai aussi expliqué qu’à cause de la méchanceté des Hommes, les enfants perdaient de plus en plus tôt leur innocence voire ne connaissaient même plus cette période bénite. Ce qu’il faut que tu comprennes absolument, Juliette, c’est que même si les Hommes sont méchants, c’est parce que les enfants se laissent aller sur la pente de la haine et du ressentiment que leur innocence s’en va. Quand un enfant subit des mauvais traitements, soit il maudit la personne qui lui a infligé cette douleur, soit il pardonne. Dès qu’un enfant maudit du tréfonds de son âme un Homme, son innocence s’en va. Seul le pardon permet à l’enfant de garder se trésor de pureté intact. Le souci c’est que les Hommes vous enseignent à mépriser le pardon, à glorifier la vengeance, ils vous disent que pardonner est une attitude de faibles et que seuls les forts se vengent et survivent. Tout cela est faux Juliette. Il est plus facile de verser dans le mal que de rester sur le sentier étroit. Sache que les Hommes ont très bien réussi leur travail de sape, bien peu d’enfants innocents demeurent encore dans ton monde. Vraiment très peu. Tout à l’heure j’ai énormément souffert car la haine t’as submergée. Pendant un moment le rêve a cessé d’exister en toi. Pendant un instant j’ai cru voir ma fin et elle aurait été inéluctable si tu n’étais pas tombée et évanouie. Ce que tu dois retenir de notre discussion Juliette, c’est que la souffrance amène au ressentiment, le ressentiment à la colère, la colère à la haine et la haine est la fin de tout ce qui est. Seul le pardon permet de s’arrêter et de revenir en arrière mais il arrive un seuil qui, une fois franchit, interdit tout retour. Ne franchit jamais ce seuil Juliette. C’est très important pour toi, et vital pour nous. ».

« Je suis vraiment désolé. », gémit Juliette.

« Ne sois pas triste Juliette. Sache que nous n’avons jamais rencontré quelqu’un comme toi. Tu es un être exceptionnel. Car c’est un comportement exceptionnel d’avoir su garder tes rêves intacts jusqu’à cet age, surtout dans ton contexte familiale. Il faut que tu continues. Un jour ton père ne pourra plus rien contre toi. Ce jour arrivera bientôt. ».

« Mais quand ? Cela fait déjà si longtemps que cela dure. ».

« Aie confiance Juliette. La réponse se trouve en toi. Tu comprendras le moment voulu. Je ne peux pas t’en dire plus. C’est à toi de choisir le bon chemin. En t’expliquant plus, tu agirais par obéissance et non en écoutant ton coeur. La magie cesserait alors d’opérer. ».

« Mais cela signifie donc que je pourrais me tromper. ».

« C’est dans le choix que réside le salut, ou la perdition d’ailleurs. Si j’influençais tes décisions je serais comme ton père qui essaie de te briser justement à cause de ton libre arbitre. ».

« Mais là il s’agit de faire le bon choix. ».

« Bon ou mauvais le choix t’appartient. Je sais que cela est difficile pour toi à comprendre mais je crois en toi. Tu dois faire de même et avoir confiance. ».

« Je n’ai guère confiance en moi, mais je crois en toi. ».

Le géant sourit à cette remarque, et passa un de ces gros doigt dans les cheveux de Juliette. Juliette gloussa de plaisir et lui rendit son sourire. Elle regarda autour d’elle. Le soleil n’avait quasiment pas bougé dans le ciel depuis le début de leur discussion qui pourtant semblait avoir durée des heures. Une douce bise faisait bruisser les arbres et amenait de douces senteurs. Juliette respira l’air de plaisir. Sereine pour la première fois de sa vie elle voulait voir cet instant ne jamais s’arrêter. La sourde douleur due à ses terreurs enfantines semblait s’être tue. Tranquille elle posa les yeux sur le visage du géant, visage tellement énorme qu’il en éclipsa le ciel. Le colosse souriait en observant avec plaisir le bonheur rayonnant de Juliette.

« Je sais que tu te sens bien ici mais le temps s’écoule même si tu ne le vois pas passer. Il va malheureusement être bientôt le moment de se quitter. Si tu as une dernière question, pose-là rapidement car il ne nous reste que peu. »

Ravalant la soudaine tristesse qui l’envahit, aidée en cela par la peur soudaine des sévices que lui ferait subir son père s’il remarquait son absence, elle interrogea pour la dernière fois le géant.

« Dis moi la vérité sur les légendes que les Hommes ont associés à ton espèce pour effrayer les enfants. »

« Je crains que ma réponse ne t’effraie quelque peu, car tu comprendras l’immensité de la perdition des Hommes. Quand nous étions unis, les Hommes étaient immortels. Ils ne comptaient pas les jours qui passaient, les saisons étaient toutes semblables les unes aux autres. Leur bonheur était constant et la tristesse complètement absente de leurs vies. Imagine donc leur douleur lorsque suite à leur rupture d’avec nous ils ont commencé à sentir le toucher de la mort sur eux. Certains sont devenus fous en voyant leurs corps vieillir, leurs esprits se pervertir dans la sénilité, les enfants subir les foudres de maladies jusque là inconnues. Certains essayèrent d’arrêter ce qu’ils considéraient comme une malédiction alors qu’il s’agissait de la conséquence de leur décision. Leur folie les a poussé à devenir des criminels. Pour arrêter la maladie ils se mirent à manger les animaux, pour stopper le vieillissement certains dévorèrent leurs propres enfants. L’Homme pour éviter le joug de la culpabilité s’est inventé des mythes. Plutôt que d’affronter ses propres démons il en a inventé pour justifier sa conduite irresponsable. Derrière les créatures légendaires comme les vampires, les loups-garous et autres mythes terrifiants se cachaient des Hommes comme ton père. En ce qui nous concerne, quand les Hommes ont compris que nous avions une relation privilégiés avec leurs enfants, ils les ont terrifiés en prétendant que c’étaient nous qui les dévorions pendant la nuit. Ils nous ont qualifiés de croques-mitaines, d’ogres alors que seuls les Hommes ont jamais commis de telles abominations. Leur propagande a fait leur chemin et quand les enfants nous voyaient au travers des portes, au milieu de leurs rêves, ils hurlaient et se réveillaient cessant de nous donner notre subsistance. C’est pour cette raison que je n’ai pas voulu te donner notre nom. Car le seul que nous ayons jamais eu est celui que les tiens nous ont attribué et ce nom est une malédiction bien lourde. »

« Je comprends beaucoup plus de choses maintenant », dit doucement Juliette, « je comprends pourquoi les adultes nous abreuvent de contes dès que nous sommes en age d’en saisir le sens. Ces histoires perpétuent leur travail de sape afin que très rapidement les enfants soient terrifiés par votre simple existence. Mais personne ne s’est jamais dressé contre les méchantes gens ? ».

« Regarde l’Histoire de ton espèce et tu verras que vous n’avez jamais cessé de vous exterminer vous-même, alors qui se serait jamais soucié de créatures que l’on vous apprend à craindre et haïr dès l’enfance. Mais nous n’avons plus le temps Juliette. Il est temps pour toi de rentrer. »

« Non, je ne veux pas. ».

« Souviens toi que nous n’avons pas le choix. Nous avons besoin d’enfants comme toi de l’autre côté. ».

« Oh, mais je vais être si triste sans toi. ».

« Sache que je serai toujours prêt de toi dans tes moments de douleur. ».

« Dans le placard. », soupira Juliette.

« Oui dans le placard. », répondit l’ogre en souriant tendrement.

L’ogre prit Juliette dans sa main droite et la posa délicatement sur l’herbe verte parsemée de fleurs. Puis il se leva, créant un souffle d’air qui fit flotter les cheveux de Juliette.

« Allons y, il est temps. ».

L’ogre rouvrit la porte et le placard apparu. Sinistre oubliette en comparaison de ce havre, Juliette frissonna et jeta un dernier regard autour d’elle pour emplir sa jeune tête des images enchanteresses de ce lieu. Une larme perla sur sa joue, elle fit un signe de la main à l’ogre qui la regardait avec gentillesse puis elle franchit le seuil et se retrouva dans le placard.

L’ogre referma la porte derrière elle en lui soufflant un dernier au revoir.

« Et n’oublie pas le sens de mes paroles. », lui dit-il.

Encore chamboulée par son expérience, tachant d’assimiler ce qu’elle venait de vivre, ce n’est qu’au bout de cinq minutes qu’elle s’aperçut qu’il n’y avait plus aucune trace de la porte, ni interstice, ni poignée.

Elle se demandait si elle avait réellement vécu ce qui venait de se passer ou s’ils s’agissait d’un rêve quand son père éteignit la télévision.

V

« Émission de merde », grommela son père en appuyant sur le bouton de la télécommande.

« Sales pourris de politiciens de merde », continua-t-‘il.

Juliette par la fente du placard vit son père s’étirer et se gratter le ventre. Elle aperçut du coin de l’oeil l’horloge du magnétoscope qui indiquait tout juste onze heure. Juliette eut un sursaut en voyant l’heure car cela signifiait qu’elle avait vécu, ou rêvé – son choix n’étant pas encore fait – pendant seulement dix minutes alors qu’il lui avait semblé passer des heures voire une journée de l’autre côté. Du bon côté, pensa-t’elle en souriant.

« Bon t’es calmé là-dedans ? », fit son père en s’adressant au placard.

Juliette se dit qu’elle allait bientôt sortir mais à cet instant la sonnette résonna.

« Bordel de merde qui ça peut bien être à cette heure ci »,grogna son père.

Elle le vit sortir de la pièce et l’entendit traverser le couloir pour rejoindre la porte d’entrée. La clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit.

« Francis ! Putain j’avais complètement oublié que l’on était Vendredi. »

Francis. Au son de ce prénom Juliette blanchit. Vendredi. Jour maudit. Le jour où son esprit devait partir loin, très loin dans ses rêves, Vendredi, le jour où elle cessait d’exister. Robinson Crusoe avait recommencé à vivre avec Vendredi. Juliette devenait un fantôme ce jour là. Surtout dès que Francis franchissait la porte d’entrée. Elle repensa à ce qu’elle venait de vivre, le doux parfum de l’Autre Côté était encore dans ces cheveux, le goût de la pomme était encore sur sa langue, le sourire de l’ogre, de cette si gentille créature, était encore dans ses yeux.

La porte se referma, les lourds pas de son père et de ceux de Francis résonnait sur le sol. Ainsi que le son d’une troisième personne.

« J’ai amené un ami, comme prévu. », fit Francis.

« Oui, oui, », répondit son père, « Aucun souci tant qu’il n’est pas là pour foutre le bordel. »

« Oh il n’y a pas de problème avec ça. Hein Stéphane ? »

« Bien sûr, ne vous inquiétez pas, je ne dérangerai personne. », dit le Stéphane en question.

Le trio entra dans la salle à manger. Francis était vêtu de son sempiternelle blouson de cuir, de ses pantalons de jeans troués et de ses Doc Marteen’s. Le deuxième invité faisait un énorme contraste avec Francis. Distingué à outrance, les cheveux bien peignés avec une touche de brillantine, des fines lunettes sur un nez petit et rond. Habillé en costume gris anthracite, chemise blanche et cravate bleue, ses chaussures de marques coûtaient deux mois de loyer de l’appartement dans lequel vivait Juliette.Leprix de l’ensemble de sa tenue vestimentaire aurait suffit à Juliette pour aller jusqu’en études supérieurs. Par très loin certes, mais au moins jusqu’à deux années après le baccalauréat. Juliette ne comprenait pas cet homme qui avait l’air tellement riche et qui venait dans cet appartement délabrés aux meubles rafistolés. Juliette ne pouvait pas comprendre que certaines choses se monnayaient tellement cher que même les gens riches devaient les acheter au prix fort à des pauvres. Des pauvres comme son père. Francis posa une enveloppe sur la table, Stéphane fit de même.

« Dis donc, tu l’as bien satellisé cette chaise. », dit Francis.

« Tu n’es pas là pour chiner je crois. », rétorqua le père de Juliette.

« Oh encore de mauvaise humeur toi. Mais bon tu as raison. En plus je suis assez pressé je dois rentrer vers minuit au plus tard avant que ma femme se couche. Sinon elle me fait des histoires pas possibles. ». Francis gloussa à sa manière écoeurante habituelle. Stéphane eut un imperceptible sourire mais son regard trahissait son mépris pour celui qu’il l’avais introduit comme son ami.

« Assez parlé, on commence. ».

Juliette vit son père se tourner vers le placard. Le sang quitta son visage, elle s’assit dans un coin, regroupant ses jambes contre elle, essayant se disparaître dans la cloison. A cette pensée elle jeta un rapide coup d’oeil vers le fond du placard dans l’espoir de voir la poignée apparaître de nouveau. Rien ne se produit. Elle se demanda pour la dernière fois s’il s’agissait d’un rêve ou de la réalité. Son père approchait du placard. Ce n’était qu’un rêve se dit-elle.

La porte du placard s’ouvrit.

VI

Sur Terre, dans la banlieue d’une grande capitale, des lumières multicolores clignotent près d’un immeuble délabré. Des gens habillés de bleus, accompagnés de gens vêtus de blancs grimpent quatre à quatre des escaliers faute d’ascenseurs. Arrivés à un certain étage un voisin leur hurle :

« Ca vient de chez le fou, un terrible cri je vous dis, un terrible cri ! ».

« Calmez vous ! », fit le policier d’une voix ferme, « on s’occupe de tout. Rentrez chez vous on viendra vous interroger quand tout sera finit. ».

Le voisin rentra précipitamment chez lui et claqua sa porte. Pendant ce temps le policier rejoignit ses collègues qui forçaient la porte. En entrant dans l’appartement, ils furent assaillis par l’odeur acre de la sueur et du renfermé. Ils entendirent une voix qui murmurait. Rapidement ils découvrirent, un homme la gorge tranchée et une fillette, à peine une adolescente, qui répétait sans cesse :

« Ce n’était qu’un rêve, ce n’était qu’un rêve. »

A travers la porte, l’ogre vit les hommes en bleus s’approcher de Juliette. L’ogre pleurait.

« Non Juliette ce n’en était pas un. ».

A peine eut-il achevé sa phrase que son monde finissait de flétrir, de se décomposer à une vitesse vertigineuse.

« La dernière rêveuse s’en est allée, et moi avec. ».

Et le dernier ogre disparut.