Interview de Thierry Bouüaert

Onirik : Qui est Jeff Bouüaert ?

Thierry Bouüaert : Mon arrière grand-père, le peintre Jeff Bouüaert, était l’un des artisans du cercle académique de Vilvorde en Belgique. Il réalisait des tableaux académiques plutôt réalistes au début XXe siècle. Il représentait des scènes de la vie de tous les jours, de la guerre 14-18, de la transhumance du bétail. Il a influencé ma méthode de dessiner.

Onirik : Qui est Thierry Bouüaert ?

Thierry Bouüaert : Un auteur qui apprécie les projets originaux. Si on entre dans un cavenas pour des raisons financières ce n’est pas intéressant. Ce qui m’intéresse sur le mode de narration c’est de bien placer chaque élément.

Onirik : Qui est Wilbur Duquesnoy ?

Thierry Bouüaert : C’est moi à une autre époque. J’ai commencé dans Spirou dans les années 80. On avait pris des pseudonymes. Par exemple Mauricet en a pris un. Ce n’est pas son vrai nom. On recherchait des noms d’artistes qu’on appréciait. Moi j’ai pris Wilbur et cela sonnait bien. Il n’y avait rien de sérieux là-dessus, aucune référence intellectuelle. C’était juste un pari stupide. Et c’est comme cela que Wilbur Duquesnoy a dessiné le 5e tome d’Edmund Bell.

Onirik : Les Leprechauns ont-il apprécié votre album ?

Thierry Bouüaert : En tout cas ils ont une grande importance sur le comportement des personnages.

Onirik : René Follet a déclaré que cet Edmund Bell ne correspondait plus à la version originale.

Thierry Bouüaert : Il a tout à fait raison. Quand on m’a proposé de reprendre Edmund Bell j’ai longtemps hésité avant de dire oui. D’abord j’avais une grande admiration sur le travail de René Follet qui à l’époque s’intéressait à une adaptation de Daddy de Loup Durant.

Les ventes des quatre premiers tomes étaient satisfaisantes. Lefrancq voulait continuer la série. Il avait apprécié l’écriture du Train fantôme qu’avait réalisé Stoquart. Mais je ne suis pas certain que j’ai modernisé la série. C’était mon premier album bourré de maladresses. Je le considère avec beaucoup de tendresse, mais je ne l’aurai pas publié. J’ai un peu essuyé des plâtres. J’ai tenté des petites choses comme la page où je découpe un navire en cases. Tout cela est très naïf. Quand j’ai réalisé cet album, je manquais vraiment de maturité pour travailler sur un scénario de Jacques Stoquart et répondre aux attentes de cet éditeur.

Onirik : L’un des héros est le capitaine Lipton. Il a environ 70 ans et ses exploits dans le domaine du corps à corps sont redoutables.

Thierry Bouüaert : Les exploits d’Emund Bell sont tout autant irréalistes. Pour John Flanders sa volonté n’était pas de coller à la réalité comportementale de ses personnages, de les rendre plausibles. Ce qui l’intéressait c’était justement de sortir du réel pour en faire des personnages extraordinaires. C’était un peu la tendance littéraire de l’époque dans les romans policiers de Steeman, Simenon et Leroux. Tous ces gens répondaient finalement aux aventures de personnages sortis du quotidien. C’étaient presque des super-héros.

Onirik : Quel était votre projet avec Mauricet ?

Thierry Bouüaert : C’était un projet issu de la littérature cyberpunk. Nous parlions d’un futur proche vers 1993-94. J’avais lu pas mal de romans de William Gibson comme Neuromancien et Gravé sur chrome. J’ai eu envie de raconter une histoire humaine ancrée dans cet univers légèrement futuriste et angoissant. Je pouvais me permettre d’extrapoler sur certaines politiques sociales. En 94, on parlait déjà d’un commerce mondial et d’une perte des acquis sociaux, de tout un tas de choses qui sont finalement arrivées plus tard. On avait aussi envie de raconter une histoire d’amour entre un pirate informatique et une jeune adolescente un peu perdue qui se cherchait et pratiquait des métiers dangereux, tantôt danseuse, tantôt gogo girl, parfois passeuse de drogue. Ceci se déroulait dans un univers où la population était placée sous contrôle par un pouvoir privatisé. Il gardait la mainmise sur une société défavorisée pour mieux la contrôler. C’était un univers qui nous tentait.

Mais ce projet n’a pas vu le jour malgré 63 pages existantes. On avait signé un contrat chez Glénat. Nous avons effectué un an de travail sans le moindre problème et puis il s’est produit un problème interne chez Glénat. Je pense que c’était un conflit entre Camano le responsable de la collection à l’époque et Jacques Glénat. Cela a amené la direction de Glénat à rompre le contrat. Donc nous ne sommes jamais sentis responsables de cette situation. Mais à l’époque j’ai été un petit peu furieux et dégoûté. J’ai arrêté la bande-dessinée pendant cinq ans. Mais j’étais attiré par la peinture et le design et j’ai bien occupé mon temps. Je n’ai aucune rancoeur par rapport à cette époque là. C’est un petit peu dommage que ce soit passé comme cela. Il aurait pu y avoir une attitude plus mature de la part de certaines personnes chez Glénat. Mais je pense qu’il y avait un véritable problème d’ego.

Onirik : Qu’elle est la genèse du Style Catherine ?

Thierry Bouüaert : J’ai connu des jeunes femmes qui ont vécu des drames semblables à ceux que j’évoque dans cette fiction. Au fur et à mesure de mon existence je rencontrais des femmes qui avaient vécu cela et dont j’ai été le confident.

Cela m’a beaucoup perturbé. C’est au moment de la Marche Blanche de l’affaire Julie et Mélissa que j’ai eu envie de transformer cela, de me débarrasser du poids de ces confidences. Le réceptacle de ces consciences commençait à me peser. J’ai voulu réaliser quelque chose de constructif. Pourquoi ne pas parler de ce qui se passe après ? On évoque les violeurs, les tortionnaires, rarement des victimes et de ce qui se passe après. Avec le plus de respect possible j’ai parlé de leur reconstruction.

Onirik : Catherine éprouve une fascination pour l’eau. Or elle a failli se noyer à l’âge de cinq ans et elle adore se baigner.

Thierry Bouüaert : C’est un phénomène très connu des personnes qui ont subi des outrages physiques. Ils ont beaucoup de comportements post-agressions. Ils peuvent rester plusieurs heures sous la douche. Ils vont se frotter jusqu’au sang pour enlever la trace de ce viol, de cette agression, de ce sentiment d’avoir été l’objet de quelqu’un, de ne plus s’appartenir. Une personne les a considéré comme un objet et non comme un être humain. C’est un réflexe de survie de la conscience qu’on a de soi, de rester sous l’eau. Dans le premier volet, Catherine évoque une notion du liquide amniotique dans lequel on baigne avant la naissance, cet espèce de cocon rassurant qui isole un peu des agressions du monde extérieur.

Onirik : Y aura t’il un quatrième cycle ?

Thierry Bouüaert : Cela n’est pas prévu à l’heure actuelle. Il est quasiment écrit, mais cela n’est pas du tout prévu. En bouclant le troisième volet du Style Catherine j’ai eu l’impression sur les dix dernières pages d’avoir fait le tour de la question. Techniquement j’avais l’impression d’avoir fait le tour de ce que j’avais envie d’exprimer sur ce projet là. Si j’avais du faire un quatrième album dans ce style là je pense que j’aurais perdu un peu de mon honnêteté par rapport à ce que j’ai envie d’offrir aux lecteurs. Si je dois faire un quatrième volet, il sera radicalement différent et ce ne sera pas pour maintenant. Je pense que cela doit évoluer.

Onirik : A l’âge de 17 ans, Catherine identifie des meubles de luxe spécifiques, conduit une voiture, neutralise à mains nues un groupe de maffieux.

Thierry Bouüaert : Dans les favelas, il existe des bandes armées de jeunes de 12-14 ans, parfois plus jeunes, dont les adultes ont peur. Ces jeunes contrôlent tout un quartier, maîtrisent le marché noir et connaissent exactement la valeur des objets.

Catherine a un passé. Elle s’est documentée. Je ne pense pas qu’expliquer la façon dont elle identifie les objets de luxe puisse servir le scénario. Il eut fallu que je travaille un autre format, que j’évoque son adolescence. Je n’ai pas envie de raconter, d’expliquer cela. Personnellement à 16 ans je connaissais Brancousi parce que dans la bibliothèque de mon père il y avait des livres sur Brancousi.

Dans « Le style Catherine je prends le lecteur par la main et je lui laisse une certaine attitude d’interprétation. J’essaie de faire appel à son propre imaginaire, sans être trop directionnel trop dirigiste. J’aime qu’un lecteur fasse son propre chemin.

Onirik : Puis est venu Kennedy.

Thierry Bouüaert : C’est une commande. Casterman est venu me proposer cette histoire. Cela m’a été présenté comme un projet atypique qui voulait aborder les parties un peu inconnues ou extrapolées de la famille des Kennedy. Cette famille m’intéresse beaucoup. C’est une longue succession de générations qui ont eu un passé assez trouble et ont joué l’un après l’autre un rôle assez important dans la vie politique américaine et internationale. Le père a été le premier gendarme de Wall Street et il s’est finalement enrichi avec des délits d’initiés en profitant des relations de son beau-père qui était maire de Boston. C’est assez amusant.

Cela m’aurait intéressé de traiter les liens de JFK avec la mafia et les véritables négociations de Johnson et de Kennedy pour le ticket avec la présidence. C’est là qu’on s’est mal compris entre Casterman, J-F Charles et moi. Quand il a fallu signer le contrat je n’avais pas le scénario complet en main. J’avais un découpage de six pages que je trouvais intéressant, qui lançait des pistes prometteuses. Mais il s’est produit un problème de timing. Le résultat du scénario ne m’a pas convaincu. Je m’étais engagé, et professionnellement je n’avais pas envie de mettre des gens dans l’embarras. J’ai essayé de faire ce travail le plus honnêtement possible, mais je ne dirai pas que c’est un ouvrage qui m’a permis de me dépasser. J’ai assuré techniquement. Je me suis donné au maximum de ce que je pouvais donner. Je pense que c’est un projet qui a dû plaire à une certaine part de public que je ne connais pas. Moi, par ailleurs, j’ai beaucoup de respect pour Jean-François Charles.

Onirik : Que pensez-vous de la version des Kennedy donnée par Vanhamme dans XIII ?

Thierry Bouüaert : C’est plutôt une extrapolation basée sur les Kennedy, mais aussi sur la littérature américaine. Je ne pense pas que Bob Kennedy ait fait partie d’une organisation secrète. Vanhamme est un bon faiseur de scénario qui sait utiliser les éléments à l’image de Simenon, à l’image de Jean Ray. C’est une culture du polar du rocambolesque qui date d’avant guerre.

Onirik : Et maintenant ?

Thierry Bouüaert : Je travaille sur l’adaptation de la Garden-Party de Catherine Manfields[[Catherine Manfield Garden-Party Gallimard 2004 ]], écrit quelques mois avant sa mort en 1923. C’est une très bonne nouvelle qui traite de l’adolescent qui perd son enfance qui doit faire des choix déchirants entre certains goûts, certaines attirances et le choix de l’acceptation du monde dans lequel on est. Est-ce qu’on veut perdre les atouts du monde dans lequel on vit au profit d’un monde qui nous attire ou alors est-ce qu’on fait le choix de la sécurité ? Le monde de l’adolescence m’intéresse énormément parce qu’il y a beaucoup de choses qui se décident à l’heure où on se dirige vers l’âge adulte. C’est une période extrêmement riche parce que, suivant ce qu’on va lire, suivant ce qui va nous intéresser, ce qu’on va vivre, on va aborder certains thèmes d’une certaine manière. Un évènement dans la vie peut tout changer et cela m’intéresse énormément.

Donc j’ai adopté la nouvelle en la transposant à l’époque actuelle. J’ai installé de nouveaux éléments dans l’histoire. Je n’ai pas voulu coller de manière absolument obsessionnelle à l’époque où cela a été écrit. Par contre, j’ai tenté de la retraduire à partir du texte original, non pas que les traductions existantes étaient mauvaises, mais pour que cela colle à l’actualité. Il fallait que je passe par une traduction plus moderne. Sur ce projet je scénarise, je dessine et réalise les couleurs.

Bibliographie

Lefrancq
Edmund Bell tome 5 : Le Train fantôme (scénario de Jacques Stoquart d’après John Flanders), 1993

Bamboo
Le Style Catherine 3 tomes : Urgent besoin d’ailleurs (2004), Le plaisir égoïste du partage (2005), Parfum d’absolu (2007)

Casterman
Président John F. Kennedy (Scénario de Jean-François Charles), 2006