Des nouvelles du Festival de Gérardmer : la rétrospective superstition

Les Frontières de la supersitition au cinéma

Le Larousse définit ainsi la superstition : « Déviation du sentiment religieux fondé sur la crainte ou l’ignorance et qui prête un caractère sacré à certaines pratiques et obligations » ; et d’ajouter : « Croyance à divers présages tirés d’événements fortuits (comme d’une salière renversée, du nombre 13, etc.) ».

Nul n’ignore, en effet, que le vendredi 13 est le jour idéal pour acheter, par exemple, un billet de loto et la chance fait signe si, chemin faisant, se présentent ces porte-bonheur que sont le pompon d’un béret de marin ou le dos d’un bossu : « Tâtez ma bosse, messeigneurs » conseillait ironiquement Jean Marais incarnant (dans le célèbre film d’André Hunebelle, 1959) un Lagardère grimé en vieillard contrefait. Mais gare à celui qui, ce même jour, passe sous une échelle ou, soudain, perçoit dans le regard d’un chat noir l’annonce du malheur. À partir de l’univers filmique où les superstitions s’insinuent, interrogeons-nous sur un phénomène toujours présent car non gommé par le scientisme et la modernité.

Certains ethnologues voient dans les pratiques superstitieuses la part résiduelle d’un ancien savoir tandis que, selon l’occultisme, elles procèderaient d’une logique autre que celle cimentant le socle de la science. Mot d’origine polynésienne annexé par Freud à son vocabulaire, tabou désigne une obligation – équilibrant contraintes et compensations – s’inscrivant dans une perception magique de la vie. Ainsi, Rencontre avec des hommes remarquables (de Peter Brook, 1978) nous apprend que des facultés particulières seraient cultivées par une secte caucasienne, les Yésids. Mais on réduirait ces derniers à l’impuissance dès qu’un cercle est tracé autour d’eux. Dans le film, aux dires d’un médecin, le comportement des Yésids relèverait de l’hystérie. On peut aussi, sur un plan sociologique, considérer que superstitions et tabous résulteraient d’une forme d’aliénation entretenue par une caste dominante. Tenter de briser cette astreinte supposée magique nécessiterait de s’échapper du territoire où elle s’exerce, comme le montre un classique précisément intitulé Tabou (1931) que signent Murnau et Flaherty. Transposé dans un futur angoissant, ce thème inspire L’Âge de cristal (de Michael Anderson, 1976) ainsi que THX 1138 (premier film de Georges Lucas, 1971).

Si, comme on le dit, la superstition est la fille amnésique d’une sapience oubliée, chamans et représentants du sacerdoce connaissaient jadis les fondements de ces contraintes. Le comportement supposé superstitieux prenait alors place au sein d’une codification de l’existence où le fait de s’interdire diverses choses avait pour finalité de permettre l’émergence d’énergies subtiles. Par sa signification, le mot sanscrit yoga résume les techniques « jugulant » les turbulences du corps et du mental. On ne se priverait d’un possible plaisir que pour éveiller des capacités en latences. Dans Star Wars, l’éclosion des pouvoirs d’un chevalier Jedi nécessite une rigoureuse ascèse. Sans doute le commun des mortels (hormis les individus pétris de matérialisme qu’incarne Wattoo) éprouve-t-il à l’égard de l’Ordre Jedi une certaine crainte superstitieuse. Car, dans la galaxie de Georges Lucas comme sur notre planète, un cycle involutif a éloigné l’humanité du prodigieux savoir originel – d’essence divine – qui, s’il faut en croire certaines traditions, faisait corps avec les êtres de l’Âge d’Or.

Durant les temps qui vinrent après, ce savoir sombra progressivement dans l’oubli ou, fossilisé, dressa la muraille des interdits. Risquer son franchissement fut l’apanage d’audacieux épris d’indépendance ou décidés à découvrir les mystères qu’elle occultait. Le cinéma s’en fait l’écho, nous rappelant ainsi que le désir de liberté a souvent des racines métaphysiques.

Le fatidique 13 et l’ombre des pendus

La plus connue des superstitions concerne le 13. Comme chacun le sait, malheur à la table qui rassemble un tel nombre de convives. A l’origine, il y aurait ce jour où, pour la dernière fois, Jésus réunissant ses apôtres, le nom de Juda fut désormais synonyme de trahison. En réalité ce n’est pas le nombre 13 qui est maléfique mais le fait que l’harmonie cosmique – le soleil au centre des douze signes du zodiaque, ce qu’incarnent le Christ et les disciples – soit rompue par une défection.

Tous les films consacrés à la vie du Galiléen représentent ce moment solennel et dramatique, de Golgotha (vu par Julien Duvivier, 1935) à Jésus de Nazareth (que réalise Franco Zefirelli, 1976) sans oublier L’Évangile selon Matthieu (de Pier Paolo Pasolini, 1964) saisissant de vérité par la seule force du texte. Retenons la version de Nicolas Ray, intitulée Le Rois des rois (1961 ; même titre que l’opus de Cécil B. De Mille, 1927), où une géométrisation de la Cène – basée sur le ternaire (par la forme en Y aux angles égaux de la table) et, ainsi, allusive à la Trinité – révèle de façon flagrante la lézarde qui, avec le départ de Juda, s’ouvre dans l’architecture humaine souhaitée par Jésus. Cette incomplétude sera interprétée plus tard comme procédant du démoniaque et, associée au chiffre 13, le vendredi s’inscrira dans le registre des zones existentielles néfastes. C’est principalement ce que le cinéma d’épouvante a retenu puisque pareille date influe sur les pulsions pathologiques de certains individus comme l’illustre la série des Vendredi 13 (le premier, en 1980, de Sean S.Cunningham) où de macabres événements surnaturels marquent l’irruption des ténèbres ce jour-là.

Mais, funeste aux yeux des uns ne considérant que la tragédie christique, le 13, on l’a dit, se fait bénéfique pour d’autres dès lors qu’ils y voient un nombre placé sous le signe de la totalité sidérale. Chez certains peuples, du reste, une faveur divine accompagne le 13. Se préparant à une expédition fort périlleuse, des Vikings vont chercher celui qui doit compléter l’équipe combattante : Le Treizième guerrier (film de John Mac Tiernan, 1999). Il faut savoir que, pour les anciens Germains, la treizième lettre de leur écriture désignait l’arbre symbolisant l’Axe du monde. Par auto-pendaison chamanique à cet Axe, le dieu Odinn, désormais maître des pendus, reçoit le savoir suprême. La signification initiatique d’un tel acte se résume à ceci : celui que l’on pend meurt verticalement – d’une façon axiale, donc – entre ciel et terre.

Sur cette image païenne se greffe une donnée chrétienne car on sait que, désespéré par sa trahison, Juda s’est pendu : sentence rendue par la justice immanente -d’essence divine, donc éminemment bénéfique – diront d’une même voix le bon peuple et les docteurs de l’Église. Doit-on s’étonner, alors, si de la confluence de ces deux traditions résulte le fait que la corde d’un pendu a des vertus de porte-bonheur ? Divers films s’en font l’écho et, dans Le Bon, la Brute et le Truand (1966), la plus baroque production de Sergio Leone, l’ombre d’Odinn semble chevaucher avec Jo tandis que celle de Juda colle à Tuco, son complice en simulacres de pendaisons.

Une autre croyance germe à l’ombre des potences et sort de terre sous l’aspect de la mandragore. Sa ressemblance avec le corps humain – inquiétante singularité – provient, affirment les grimoires, de ce qu’elle naîtrait de la semence d’un pendu. Une apparence anthropomorphe nécessitant que l’on traite avec égard ce végétal dénommé par les Grecs « la plante à Circé ». Éros et sorcellerie, dit-on, s’instillent dans sa sève et, croquée par une coquine damoiselle sous un gibet copieusement garni, ses effets se feront sentir par La Chair et le Sang (opus de Paul Verhoeven, 1985) à l’aube de ce XVIème siècle où s’entremêlent superstitions et prémices d’un esprit scientifique.

D’une troublante beauté, Alraune, La Mandragore, sera d’abord incarnée par Brigitte Helm (version de Henrik Galeen, 1927, reprise en 1930 avec le parlant sous la caméra de Richard Oswald) puis par une Hildegarde Kneff à l’inoubliable regard de Lorelei (version de Arthur-Maria Rabenalt, 1952). Née d’une prostituée et de l’ondée d’un pendu, pareille créature ne pouvait qu’aviver les pulsions destructrices et meurtrières qui travaillent souterrainement des êtres tourmentés. Le nom de mandragore est en fait dérivé de « main de gloire », formule allusive au symbolisme du corps subtil (le « Double »). Mais, pour un certain Roland Brissot (Pierre Fresnay), la gloire – dans le domaine pictural – que cette main lui procure est cernée de maléfices car il s’agit de La Main du Diable (film de Maurice Tourneur, 1942).

Chats noirs, miroirs, hiboux et fleurs d’ail

Déjà mentionné, le chat noir occupe un place princière dans les signes fatidiques. On le suppose porteur d’une poisse qui rime avec angoisse ou, pire encore, messager funèbre de grand malheur. Mais attention, la signification de cet animal en ténébreuse livrée peut se révéler tout autre. Il conviendrait de le considérer comme l’avertisseur qu’une force indicible risque de modifier – brutalement, certes – notre parcours existentiel. Soyons-lui reconnaissant de jouer un tel rôle et comprenons qu’au verso de la superstition surgit ce que, par la voix de Carlos Castaneda, les indiens Yaquis nommeraient un «signe-pouvoir ». Dans Matrix I (d’Andy et Larry Wachowski, 1999), c’est très exactement le sens que revêt l’apparition dupliquée d’un chat noir perçue comme un possible bug dans le système verrouillant le décor virtuel. Un bug annonciateur de péril imminent.

En s’inspirant très librement de la nouvelle d’Edgar Poe, The Black Cat, Edgar Georges Ulmer (en 1934) nous entraîne dans un château des Carpates où le fuligineux félin semble, par sa seule présence, préparer d’infortunés visiteurs à découvrir qu’en ces lieux on immobilise la vie par hypnose et que, de façon littérale, quelqu’un y laissera sa peau. Dans la version de Lucio Fulci (Il Gatto Nero, 1981), l’animal, véritable détonateur de catastrophes, finira par vouloir la mort de son propre maître. Rappelons au passage que certains chats n’ont nul besoin d’apparaître en vêture de nuit pour qu’on les pressente vicaires de l’épouvante, que ce soit dans Rendez-vous avec la peur (de Jacques Tourneur, 1957) quand l’un d’eux bondit subitement sur un personnage ou, dans Inferno (signé Dario Argento, 1979), lorsqu’un autre accompagne une fascinante personne aux yeux de vénéneuse émeraude.

Sept années de malheur pour un miroir brisé, tel est le verdict ! Mais pourquoi ? Avançons une explication : dans le miroir notre reflet symbolise le « Double », autrement dit l’âme qui, selon des traditions d’Orient et d’Occident, présente sept centres subtils graduant son passage du monde terrestre au domaine céleste. Briser notre image spirituelle pénalise d’autant d’années qu’elle comporte de centres. Si, dans l’hilarant Sept ans de malheur (1921), Max Linder s’amuse de cette superstition, à l’écran, le plus souvent, l’éclatement d’un miroir annonce une tragédie. En faisant feu sur son reflet, L’Étudiant de Prague (version de Henrik Galeen, 1926) se tue, tandis qu’au tout début du film-culte de Francis Ford Coppola, Apocalypse now (1979), le capitaine Willard, saoul par dégoût de sa personne, fracasse un miroir : l’horreur de la mission qui l’attend fera écho à son image éclatée. Dans La Dame de Shangaï (autre film-culte, signé Orson Welles, 1946), le labyrinthe des glaces où, sous la fusillade, les reflets des protagonistes tombent en morceaux est métaphorique de l’illusion revêtant les êtres. Enfin, pour choisir un dernier exemple, c’est encore la dislocation de l’apparence – et l’annonce d’épreuves – que signifie le miroir fendu dans lequel Neo semble se dédoubler avant de voir son corps se muer en vif-argent et glisser vers la terrifiante réalité (Matrix I, déjà cité). Avec de telles séquences, tout cinéphile, à l’imitation des miroirs mentionnés par Cocteau (dans Orphée, 1949), ne peut que « réfléchir ».

Jadis considérée comme l’emblème d’Athéna, déesse de l’intelligence, la chouette symbolisait l’esprit qui veille immuablement dans les ténèbres de l’ignorance. Trop associée à l’ancien monde païen, cet oiseau fut considéré comme de mauvais augure et, dans les campagnes, cloué aux portes des granges. Superstition par laquelle ce rapace nocturne et sa famille ailée, hiboux et effraies, se font sur l’écran les vigies d’un mystère embrumé d’épouvante. Dans Blade runner (célébrissime opus de Ridley Scott, 1982), la fugitive image d’une chouette annonce encore un péril en latence mais, nimbée d’ambre, elle précède l’apparition de la ravissante Rachel (supposée immortelle) et, de la sorte, retrouve l’orbe du mythe hellénique.
Avec le vampire prend corps la terreur que suscite la nuit. Bien connues, car systématiquement présentes au cinéma, des pratiques superstitieuses parlent de fleurs d’ail et de crucifix. Or, en amont de ces croyances populaires, se profile une thématique de rédemption solaire : l’astre diurne réduit en cendre le vampire et l’insatiable soif de sang de ce dernier signifie que le flux vital s’envenime de maléfices dès lors qu’il subit le magnétisme d’un pôle ténébreux. Car, à travers d’innombrables traditions, on considère que le sang est non seulement le siège des passions mais aussi et surtout le grand agent magique par lequel s’opère une possible transmutation de l’être. Le vampirisme ne serait autre que le sacerdoce inversé, caricatural et démoniaque, de la lumineuse liturgie du Graal. Ainsi que le dit un pope dans Le Masque du Démon (de Mario Bava, 1960), Satan a voulu parodier la Résurrection !

Autre créature issue des affres de l’obscur, le loup-garou. Face aux miasmes d’une pleine lune exacerbant la composante animale d’un être, la superstition propose de fabriquer des armes d’argent. Ce métal des miroirs, en correspondance avec le luminaire nocturne, est aussi relié au Double, l’âme, siège d’attractions (dangereusement) totémiques et, par le septénaire évoqué, d’influences hautement spirituelles (« angéliques » diraient les théologiens). Dans le corps mué bestialement, l’argent provoquera l’attraction instantanée du Double vers ce qui, du céleste ou de l’abîme, l’aimante le plus. Procédé fatal pour l’organisme de certains individus, comme le montre, entre autres, Terence Fisher dans La Nuit du Loup-Garou (1961).

Superstitions et malédictions
Au milieu des coffres éventrés, un receleur aux allures de vieux sage s’exclame en contemplant une larme d’étoile : « Ce diamant-là, je le connais…il porte malheur ! ». Même dans Les Égouts du Paradis (film de José Giovanni, 1979), le pillage se heurte à la superstition. Le thème d’un objet susceptible de provoquer la mort de celui qui s’en saisit déborde largement le cadre du fantastique. En fait, cet objet – mais, parfois, il s’agit d’un lieu (une demeure par exemple) – se révèle dangereux pour, au moins, deux raisons différentes. La première est qu’une fatalité l’imprègne. Fatalité que renforce fréquemment l’emprise du démoniaque. Ce que démontre la possession du Crâne maléfique (réalisation de Freddie Francis, 1965) qu’accompagne un livre en peau humaine ; ou, semblablement, la découverte d’autres ouvrages dangereux qui, blasonnés d’un signe satanique, mèneront un libraire devant La Neuvième Porte (de Roman Polanski, 1998). De nos campagnes jusqu’aux terres du vaudou, la superstition glace les cœurs lorsqu’on découvre une figurine de cire percée d’épingles. On sait que, depuis toujours, superstitions et histoires de sorciers vont de pair ; des films comme La Sorcellerie à travers les âges (de Benjamin Christensen, 1921) et Les Sorcières de Salem (film de Raymond Rouleau, 1956) ou encore Le Village perdu (de Christian Stengel,
1947) nous le rappellent.

Seconde raison, le rattachement de l’objet (ou du lieu) à un contexte sacerdotal et sacré qui lui confère une force redoutablement protectrice. Ainsi pour l’Arche d’Alliance. Dans David et Bethsabée (de Henry King, 1951) un profane dont la main touche le saint réceptacle tombe foudroyé. Archéologue féru d’occultisme, Indiana Jones a connaissance des interdits et, au moment où, par orgueil titanique, Belloq et ses sbires commettent le sacrilège d’ouvrir L’Arche perdue (opus de Steven Spielberg, 1981), il ordonne à Marion de ne pas regarder. Ce coffre, ne l’oublions pas, contient la même puissance illuminante que le Graal.

Issus d’une géométrie tangentielle à la transcendance, les monuments d’Égypte, malgré des millénaires de silence, semblent toujours magiquement chargés. Alors malheur à ceux qui rompent le sceau d’une sépulture. Les archéologues découvreurs du tombeau de Toutankhamon l’apprirent à leurs dépends. Fréquemment réitéré, le mot de malédiction finit par secréter une crainte superstitieuse à l’égard de la terre des pharaons ; ce que le cinéma allait encore amplifier en montrant à quel point ce monde immémorial nous écrase de sa grandeur saturée de surnaturel. La raison se grippe au seuil des salles hypostyles et l’assurance du savant s’enfuit dans les sables à l’instant où la momie exhumée reprend vie et se redresse.

Toutefois, devant faire face à La Malédiction des Pharaons (de Terence Fisher, 1959), Isobel, par ses yeux azurés de rémanence isiaque, a la révélation d’un mystère sacré outrepassant l’inexorabilité de la mort ; et, au Louvre, un puzzle de hiéroglyphes restitue à Belphégor (film de Jean-Paul Salomé, 2000) son sommeil coalescent à l’éternité.

L’Égypte considérait l’or comme « la chair des dieux ». Mais, sans cesse convoité, pareille substance, une fois séparée de sa synonymie solaire glorifiant Apollon ou, par l’ostensoir, le Christ lux mundi, entraîne querelles et tragédies, de Midas à Goldfinger (de Guy Hamilton, 1964) sans oublier, sous la caméra James Cruze (1936), L’Or maudit de Sutter. De fait, les maléfices de l’or – ou de toute richesse abusive – génèrent une superstition qu’illustrent des proverbes : « Bien d’une mal acquit ne profite jamais » car, ajouteraient les Vikings, « l’or est le lit du dragon » (thème que devrait traiter Peter Jackson dans un prochain opus). Pour Cervantès : « Qui veut être riche en un an, au bout de six mois est pendu », à croire qu’un nœud coulant enserre d’ombre la fortune. Qu’il s’agisse du magot convoité par Les Rapaces (chef-d’œuvre d’Erich von Stroheim, 1923), du Trésor de la Sierra Madre (signé John Huston, 1947), ou d’un autre, venu des sept collines (de Gordon Douglas, 1960), ou encore de L’Or de Mackenna (par Jack Lee Thompson, 1969), d’innombrables films montrent que le métal jaune exige le sang de ceux dont il enfièvre le cerveau avant de les abandonner. Avec L’Or (1934), Karl Hartl et Serge de Poligny nous avertissent que, privée de conscience par la science, l’alchimie convertit le plomb mais pervertit les êtres. Cependant, même si Méphisto proclame que « le veau d’or est toujours debout », survient inéluctablement un instant de pure lumière où trébuchent les ténèbres. Alors l’anneau du Niebelung retourne au Rhin et celui de Sauron se désintègre dans la roche ardente.

Les innommables

Les religions parlent de noms tellement sacrés qu’on ne doit – et qu’on ne peut – les dire (ainsi dans la tradition hébraïque). Mais il en est d’autres qu’il faut se garder de prononcer, même mentalement, car ils convoquent d’effroyables présences pour les plus noirs offices où attendent Les Vierges de Satan (de Térence Fisher, 1968).
Citer certains noms – tels que « Diable », « Lucifer » ou « Bezébuth » – s’accompagne instinctivement d’un signe de croix de la part des gens superstitieux ; et, d’une façon générale, des individus considérés comme ayant le « mauvais œil » suscitent la méfiance de leur communauté. Parfois, il s’agit de personnalités dont l’évocation provoque une crainte d’autant plus superstitieuse qu’on subodore quelle sulfureuse horreur les habite. Ce qu’illustre, en ouverture du Cauchemar de Dracula (encore Térence Fisher,1958), une image à frisson : gravé sur un sépulcre, le nom du prince vampire ne surgit des ténèbres que pour ruisseler de sang. Dans la série Harry Potter, mieux vaut ne pas nommer Voldemort et, comme le découvre Conan le Barbare (de John Milius, 1981), une aura de reptilienne abjection entoure la désignation de Thulsa Doom et de ses sanctuaires. D’autres noms paraphent les pires perversions et les vices les plus infâmes. Ainsi, mentionner Moriarty ou Fantômas (vu par Louis Feuillade, 1913, Paul Fejos, 1932, Jean Sacha, 1946, et Robert Vernay, 1948) attire l’angoisse et le meurtre.

Dans 813, roman de Maurice Leblanc adapté pour le petit écran, quelqu’un dit à Arsène Lupin qui l’interroge sur un sinistre et mystérieux chef de bande : « c’est le maître…le chef…personne ne le connaît (…) il tue comme d’autres volent du pain (…)Taisons-nous, il ne faut pas en parler (…) ça porte malheur! ». Depuis toujours les sociétés perçurent qu’une force démoniaque agissait à travers les grands criminels ; et ce, d’autant plus qu’ils font des émules, comme si une contagion se propageait depuis leur tombe. Pour reprendre la formule d’un dramaturge, le mal est « une hydre fertile ». Semblable fatalité contribue à densifier un climat de superstition. Ce thème, à la racine de séries comme Freddy, Halloween et, déjà cité, Vendredi 13, révèle toute son ampleur métaphysique dans Le Seigneur des Anneaux.

Peter Jackson, fidèle à l’œuvre de Tolkien, illustre de façon saisissante le sentiment de terreur superstitieuse qui pétrifie les volontés lorsque, dans leur solennité funèbre, surgissent les émissaires de « celui que l’on ne doit pas nommer » ou que se diffuse le pernicieux pouvoir de contamination inhérent à l’anneau. Même Gandalf, pourtant hors de toute superstition, fait preuve d’une extrême prudence en percevant sur le fatidique cercle d’or quel virulent désir de nuire embrase la cursive élégance de l’écriture elfique. De même, ce qui lui fait dire qu’« un palantir est une chose dangereuse » ne relève pas d’une attitude timorée en présence de ce globe lugubre mais de la certitude qu’un tel objet provoque la flamboyante irruption – sinon éruption – de l’œil corrupteur des consciences. Pour ce magicien, jamais la formule associant regard et maléfice n’aura été plus justifiée. Car, à l’évidence, l’incandescente apparition de ce qui perdure de Sauron c’est le « mauvais œil », mais paroxysmique, dilaté aux proportions d’une malédiction planétaire.

Dans le Retour du Roi (2003), reforger l’épée d’Isildur permet de rompre la fatalité – muée en superstition – qui, depuis des millénaires, pesait sur les héritiers du Gondor et c’est par cette même lame qu’Aragorn outrepasse une autre superstition : celle, tissée d’ombre et d’épouvante, gardant la voie réputée close où demeurait l’armée des spectres. Enfin, devant les portes du Mordor, la vigoureuse harangue d’Aragorn à ses combattants déchire la nasse de frayeur qu’abat sur eux le sinistre renom du lieu joint à la multitude des ennemis.

En apparence non terrifiant mais tout aussi redoutablement inquisiteur que l’unique organe de Sauron, l’œil de l’ordinateur Hal, dans 2001, l’Odyssée de l’espace (film à nul autre pareil de Stanley Kubrick, 1968), traduit techniquement l’emprise d’une superstition qui ne dit pas son nom. Il s’agit de celle émanée de la science. Car le savoir scientifique a valeur de dogme et la notion de progrès – sensée accompagner l’évolution du genre humain – est forcément taboue. Critiquer cette notion, sinon la remettre en cause, suscite la même crainte superstitieuse que le sentiment d’un sacrilège chez l’individu pratiquant une religion. En éradiquant la mémoire de Hal, summum de la technologie, David Bowman se libère de sa soumission mentale à la science. La voie vers l’astre « Jupiter et, au-delà, l’infini » (comme l’énonce le film) est désormais ouverte. Selon le mythe, Jupiter, maître de la foudre, symbolise une connaissance transfiguratrice arrachant l’individu à tout conditionnement psycho-somatique.

À l’instar d’Aragorn ou de David Bowman, les êtres capables de franchir le cercle des superstitions aliénantes auront accès à ce qu’elles masquaient et prohibaient : la source vive d’un savoir conférant cette félicité qui fleurit sur les lèvres de l’archange de Reims, de la Joconde ou, par le burin d’Albrecht Dürer, de ce chevalier que n’arrêtent ni la Mort ni le Diable.